LES SALONS DE 4 891.
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la reproduit beaucoup, qu’est-ce qui arrivera? Que M. Kowalski,
pendant plusieurs années et peut-être toute sa vie, la refera dix fois
ou à perpétuité. Et au bout d’un certain temps, il cessera de la bien
faire. C’est là un accident habituel, et nous en avons ici même quelques
frappants exemples. Un artiste trouve sa voie et ne s’aperçoit pas
qu’en s’y enfermant il en fait une impasse. Peu à peu, son style devient
un procédé, il n’a plus de sensations, plus de naïveté, plus de fraî-
cheur, il n’a plus que des habitudes. Je ne veux pas citer les vieux
maîtres auxquels je pense en vous disant cela, vous avez deviné
leurs noms.
— Je ne crois pas que M. Kowalski soit exposé à ce danger.
Venez voir sa seconde toile, la Vierge enfant ayant la vision de la croix...
Vous paraît-elle de la même main?
Saurel examina attentivement la gracieuse figure, pensivement
agenouillée et recueillie :
— Certainement, dit-il, l’artiste qni a fait dans la même année
deux toiles aussi différentes, a de l’étoffe; pourtant, je n’ai pas de
peine à le retrouver dans les deux. Il a une façon à lui de traiter ses
tons, de manier la gamme des nuances, de comprendre l’attitude et de
calculer l'effet d’ensemble. J’y trouve même un certain maniérisme...
— Un maniérisme charmant, sans affectation, tout moderne.
— C’est vrai, ce maniérisme est une qualité; mais il peut devenir
un défaut.
— Oh! je vous en prie, tenons-nous-en à ce que nous voyons, ne
nous amusons pas à escompter l’avenir des artistes. Pour ma part, je
ne veux pas gâter par des prévisions qui, je l’espère bien, ne se
réaliseront pas, le plaisir que me fait cette exquise composition. Car
je l’aime autant que l’autre. Il n’y a pas jusqu’à l’uniformité de la
couleur qui ne me ravisse. Et surtout, je me plais au sentiment par-
ticulier qu’elle dégage : c’est religieux et c’est poétique, c’est reli-
gieux... comme on peut l’être aujourd'hui, sans foi peut-être, en
dehors de la tradition orthodoxe, en dehors de l’idée habituelle
qu’on se fait des personnages sacrés, par rêverie, par dilettantisme.
Mais, je vous le disais tout à l’heure, et il faut que je vous le répète,
et j’aurai l’occasion de vous le répéter encore, ce sentiment religieux,
incomplet, peut-être factice, qui souffle depuis quelques années, nous
rafraîchit l’âme, rend une jeunesse à nos pensées, nous arrache au
matérialisme où notre art et notre littérature ont failli sombrer. Et
ici, pouvez-vous méconnaître qu’il soutient la main de l’artiste?...
— Le sentiment! toujours le sentiment!... J’ai vu tout à l’heure
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la reproduit beaucoup, qu’est-ce qui arrivera? Que M. Kowalski,
pendant plusieurs années et peut-être toute sa vie, la refera dix fois
ou à perpétuité. Et au bout d’un certain temps, il cessera de la bien
faire. C’est là un accident habituel, et nous en avons ici même quelques
frappants exemples. Un artiste trouve sa voie et ne s’aperçoit pas
qu’en s’y enfermant il en fait une impasse. Peu à peu, son style devient
un procédé, il n’a plus de sensations, plus de naïveté, plus de fraî-
cheur, il n’a plus que des habitudes. Je ne veux pas citer les vieux
maîtres auxquels je pense en vous disant cela, vous avez deviné
leurs noms.
— Je ne crois pas que M. Kowalski soit exposé à ce danger.
Venez voir sa seconde toile, la Vierge enfant ayant la vision de la croix...
Vous paraît-elle de la même main?
Saurel examina attentivement la gracieuse figure, pensivement
agenouillée et recueillie :
— Certainement, dit-il, l’artiste qni a fait dans la même année
deux toiles aussi différentes, a de l’étoffe; pourtant, je n’ai pas de
peine à le retrouver dans les deux. Il a une façon à lui de traiter ses
tons, de manier la gamme des nuances, de comprendre l’attitude et de
calculer l'effet d’ensemble. J’y trouve même un certain maniérisme...
— Un maniérisme charmant, sans affectation, tout moderne.
— C’est vrai, ce maniérisme est une qualité; mais il peut devenir
un défaut.
— Oh! je vous en prie, tenons-nous-en à ce que nous voyons, ne
nous amusons pas à escompter l’avenir des artistes. Pour ma part, je
ne veux pas gâter par des prévisions qui, je l’espère bien, ne se
réaliseront pas, le plaisir que me fait cette exquise composition. Car
je l’aime autant que l’autre. Il n’y a pas jusqu’à l’uniformité de la
couleur qui ne me ravisse. Et surtout, je me plais au sentiment par-
ticulier qu’elle dégage : c’est religieux et c’est poétique, c’est reli-
gieux... comme on peut l’être aujourd'hui, sans foi peut-être, en
dehors de la tradition orthodoxe, en dehors de l’idée habituelle
qu’on se fait des personnages sacrés, par rêverie, par dilettantisme.
Mais, je vous le disais tout à l’heure, et il faut que je vous le répète,
et j’aurai l’occasion de vous le répéter encore, ce sentiment religieux,
incomplet, peut-être factice, qui souffle depuis quelques années, nous
rafraîchit l’âme, rend une jeunesse à nos pensées, nous arrache au
matérialisme où notre art et notre littérature ont failli sombrer. Et
ici, pouvez-vous méconnaître qu’il soutient la main de l’artiste?...
— Le sentiment! toujours le sentiment!... J’ai vu tout à l’heure