LES SALONS DE 1891.
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celui qui, oublieux de lui-même, s’absorbe dans son modèle, le
pénètre, le comprend, et, fut-ce au travers de quelques gaucheries
ou de quelques erreurs, nous le livre vivant sur la toile. Il ne fait
pas toujours des chefs-d’œuvre, tant s’en faut, mais il est toujours
intéressant. Eh bien, je trouve quelque chose de cette recherche
dans plusieurs pastels, par exemple dans le portrait de Mme James
Darmesteter, de Mme Arsène Darmesteter, et dans quelques toiles : le
Portrait de madame la comtesse ***, par M. Franzini d’Issoncourt....
— Ah! celui-ci est en effet une belle page!... Il vit et il trouble...
Il y a un secret, dans cette énigmatique figure, dans ces yeux, dans ce
teint... Et comme la technique en est fort soignée, je vous permets d’en
admirer l’au-delà... Mais puisque vous aimez les portraits qui nous
présentent les modèles sans apprêts, au naturel, tels qu’ils sont dans la
vie de tous les jours, dans l’atmosphère de leurs habitudes, pour ainsi
dire, que direz-vous de celui de A..., de Thévenot?... Voyez-le, l’éter-
nel bohème, le rêveur négligent que vous connaissez bien... Il passe au
coin de la rue Royale et de la place de la Concorde, avec son chapeau
déformé et sa redingote râpée, que rehausse le ruban rouge. Pour
sur, il s’en va au Jury, dont il fait partie; il pense à autre chose, à
des formes, à des couleurs qui s’estompent vaguement dans son
cerveau ; il n’est pas pressé, quand même il est probablement en
retard; il flâne, en paresseux qu’il est dans l’âme, en paresseux plein
d’un talent abondant et facile, qui jaillit de lui sans effort; et les
passants commentent cette étrange figure, comme nous la commen-
tons en ce moment. « Qui donc peut être ce singulier personnage? Ne
le dirait-on pas sorti d’un conte d’Hoffmann?... » Non, non, bonnes
gens : il sort de son atelier; peut-être a-t-il fait quelque escale dans
quelque brasserie bohème, dont il a orné les panneaux, un jour de
bonne humeur ; c’est un Parisien quoiqu’il sorte du département de
l’Aisne et parle avec l’accent de là-bas... M. Thévenot a fait les
demandes et les réponses, mon cher, et avec quelle savante entente
des nuances, avec quelle sûreté de dessin : admirez-le, quand même
vous n’y connaissez rien!... Et là-dessus, comme je n’aurai pas
grand’chose à vous dire sur le reste de l’Exposition, je vous laisse à
vos méditations. Regardez encore, si vous savez regarder seul, faites
votre article, et tâchez de ne pas dire trop de bêtises!...
Mon ami Saurel me quitta sur ces mots. Troublé d’en être réduit
à mes propres ressources, je fis encore plusieurs visites au Salon des
Champs-Elysées. Saurel s’était un peu pressé. Si je n’avais craint de
lasser sa complaisance, je l’aurais encore consulté sur deux ou trois
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celui qui, oublieux de lui-même, s’absorbe dans son modèle, le
pénètre, le comprend, et, fut-ce au travers de quelques gaucheries
ou de quelques erreurs, nous le livre vivant sur la toile. Il ne fait
pas toujours des chefs-d’œuvre, tant s’en faut, mais il est toujours
intéressant. Eh bien, je trouve quelque chose de cette recherche
dans plusieurs pastels, par exemple dans le portrait de Mme James
Darmesteter, de Mme Arsène Darmesteter, et dans quelques toiles : le
Portrait de madame la comtesse ***, par M. Franzini d’Issoncourt....
— Ah! celui-ci est en effet une belle page!... Il vit et il trouble...
Il y a un secret, dans cette énigmatique figure, dans ces yeux, dans ce
teint... Et comme la technique en est fort soignée, je vous permets d’en
admirer l’au-delà... Mais puisque vous aimez les portraits qui nous
présentent les modèles sans apprêts, au naturel, tels qu’ils sont dans la
vie de tous les jours, dans l’atmosphère de leurs habitudes, pour ainsi
dire, que direz-vous de celui de A..., de Thévenot?... Voyez-le, l’éter-
nel bohème, le rêveur négligent que vous connaissez bien... Il passe au
coin de la rue Royale et de la place de la Concorde, avec son chapeau
déformé et sa redingote râpée, que rehausse le ruban rouge. Pour
sur, il s’en va au Jury, dont il fait partie; il pense à autre chose, à
des formes, à des couleurs qui s’estompent vaguement dans son
cerveau ; il n’est pas pressé, quand même il est probablement en
retard; il flâne, en paresseux qu’il est dans l’âme, en paresseux plein
d’un talent abondant et facile, qui jaillit de lui sans effort; et les
passants commentent cette étrange figure, comme nous la commen-
tons en ce moment. « Qui donc peut être ce singulier personnage? Ne
le dirait-on pas sorti d’un conte d’Hoffmann?... » Non, non, bonnes
gens : il sort de son atelier; peut-être a-t-il fait quelque escale dans
quelque brasserie bohème, dont il a orné les panneaux, un jour de
bonne humeur ; c’est un Parisien quoiqu’il sorte du département de
l’Aisne et parle avec l’accent de là-bas... M. Thévenot a fait les
demandes et les réponses, mon cher, et avec quelle savante entente
des nuances, avec quelle sûreté de dessin : admirez-le, quand même
vous n’y connaissez rien!... Et là-dessus, comme je n’aurai pas
grand’chose à vous dire sur le reste de l’Exposition, je vous laisse à
vos méditations. Regardez encore, si vous savez regarder seul, faites
votre article, et tâchez de ne pas dire trop de bêtises!...
Mon ami Saurel me quitta sur ces mots. Troublé d’en être réduit
à mes propres ressources, je fis encore plusieurs visites au Salon des
Champs-Elysées. Saurel s’était un peu pressé. Si je n’avais craint de
lasser sa complaisance, je l’aurais encore consulté sur deux ou trois