30
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
faits ou absurdes, en tous cas très significatifs. Aujourd’hui, les
hommes, en rapprochant leur vie de celle des femmes, ont perverti
le moral de celles-ci avec leur idéal, dont ils leur ont fait une loi à la-
quelle elles obéissent avec une résignation touchante. En quoi elles'ont
tort, abolissant ainsi une originalité instinctive bien plus puissante
que celle des hommes. De là, un désarroi dans leur esthétique, parce
qu’elles veulent tout concilier : le désir de plaire et les convenances,
l’élégance et la modestie, sentiments souvent très contraires qui met-
tent au supplice le pauvre artiste amoureux de sonart, car il sent naître
le plus souvent sous ses doigts, devant ce modèle, au lieu de la vision
d’humanité qu’il rêvait, une œuvre terne et impersonnelle. Heureux
quand, au contact du néant de l’esthétique mondaine, il ne sent pas
son talent, son pauvre et cher talent, l’essence de lui-même, s’écouler
peu à peu comme l’eau d'un vase fêlé. Van Dyck lui-même n'a pas
échappé à cet asservissement au goût mondain. Son maître Rubens,-
dans maintes lettres, lui en fait le reproche, en critiquant vivement
les mains trop effilées, souvent invraisemblables, de ses portraits.
Vous croyez peut-être que cette femme élégante, brillante, cet
être du soir qui s’avance vers vous en ondulant sous les lumières
d’une fête, avec une démarche combinée selon la grâce qu’elle se
connaît, qu’elle sait inimitable et juge à coup sûr nécessaire pour
l’effet qu’elle désire produire, vous croyez peut-être, dis-je, que
cette femme sera flattée d’être rendue ainsi? Détrompez-vous. Un
sentiment inattendu, que vous ne pouvez pénétrer, lui fera souhaiter
un portrait d’elle différent de l’apparition qui vous aura ému, et
vous serez tout étonné de lui voir désirer, pour la postérité, le visage
réfléchi d’une maîtresse de pension ou le regard mélancolique d’une
ouvrière à la journée. Est-ce hypocrisie? Par déférence, je n’ose le
dire. Mais qu’est-cc donc alors? Un portrait ennuyeux n’est pourtant
pas un brevet de vertu, et la femme ne perdrait rien à être représentée
dans l’éclat de sa beauté, environnée de tout ce qui peut la rehausser,
même de l’indication du milieu où elle se meut de préférence, fût-il
excentrique. J’aime, pour ma part, les triomphants portraits de
reines dont les mains délicates comme des fleurs se posent sur des
couronnes. J’aime les princesses, dans le décor de leur majestueuse
intimité; j’aime les jeunes ülles, symboles d’elles-mêmes ; j’aime
tout ce qui s’agite autour de ces âmes et les rend tangibles, et j’ai le
désir passionné de les représenter avec le cortège de sensations qui
se dégage de chacune d’elles. Mais il faut qu’elles me laissent libre
de les évoquer selon mon rêve. Sinon, reines, princesses, jeunes
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
faits ou absurdes, en tous cas très significatifs. Aujourd’hui, les
hommes, en rapprochant leur vie de celle des femmes, ont perverti
le moral de celles-ci avec leur idéal, dont ils leur ont fait une loi à la-
quelle elles obéissent avec une résignation touchante. En quoi elles'ont
tort, abolissant ainsi une originalité instinctive bien plus puissante
que celle des hommes. De là, un désarroi dans leur esthétique, parce
qu’elles veulent tout concilier : le désir de plaire et les convenances,
l’élégance et la modestie, sentiments souvent très contraires qui met-
tent au supplice le pauvre artiste amoureux de sonart, car il sent naître
le plus souvent sous ses doigts, devant ce modèle, au lieu de la vision
d’humanité qu’il rêvait, une œuvre terne et impersonnelle. Heureux
quand, au contact du néant de l’esthétique mondaine, il ne sent pas
son talent, son pauvre et cher talent, l’essence de lui-même, s’écouler
peu à peu comme l’eau d'un vase fêlé. Van Dyck lui-même n'a pas
échappé à cet asservissement au goût mondain. Son maître Rubens,-
dans maintes lettres, lui en fait le reproche, en critiquant vivement
les mains trop effilées, souvent invraisemblables, de ses portraits.
Vous croyez peut-être que cette femme élégante, brillante, cet
être du soir qui s’avance vers vous en ondulant sous les lumières
d’une fête, avec une démarche combinée selon la grâce qu’elle se
connaît, qu’elle sait inimitable et juge à coup sûr nécessaire pour
l’effet qu’elle désire produire, vous croyez peut-être, dis-je, que
cette femme sera flattée d’être rendue ainsi? Détrompez-vous. Un
sentiment inattendu, que vous ne pouvez pénétrer, lui fera souhaiter
un portrait d’elle différent de l’apparition qui vous aura ému, et
vous serez tout étonné de lui voir désirer, pour la postérité, le visage
réfléchi d’une maîtresse de pension ou le regard mélancolique d’une
ouvrière à la journée. Est-ce hypocrisie? Par déférence, je n’ose le
dire. Mais qu’est-cc donc alors? Un portrait ennuyeux n’est pourtant
pas un brevet de vertu, et la femme ne perdrait rien à être représentée
dans l’éclat de sa beauté, environnée de tout ce qui peut la rehausser,
même de l’indication du milieu où elle se meut de préférence, fût-il
excentrique. J’aime, pour ma part, les triomphants portraits de
reines dont les mains délicates comme des fleurs se posent sur des
couronnes. J’aime les princesses, dans le décor de leur majestueuse
intimité; j’aime les jeunes ülles, symboles d’elles-mêmes ; j’aime
tout ce qui s’agite autour de ces âmes et les rend tangibles, et j’ai le
désir passionné de les représenter avec le cortège de sensations qui
se dégage de chacune d’elles. Mais il faut qu’elles me laissent libre
de les évoquer selon mon rêve. Sinon, reines, princesses, jeunes