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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
filles, ne seront plus que des femmes aux visages indécis, si dénués
d’individualité qu’ils se distingueront à peine les uns des autres.
C’est ce que ne comprend pas la femme du monde, et il a fallu tout
le talent de M. Carolus Duran pour lui faire accepter ces effigies
hardies, ces élégances souvent tapageuses, qui ont donné tant de re-
lief à une certaine catégorie de femmes de notre temps.
Faisons comme lui, réagissons contre ce goût du triste toujours
prêt à renaître et gardons au portrait de femme la grâce et la joie qui
ont immortalisé les œuvres de nos devanciers. Sauvons-le de l’ennui.
Je pense toujours à cette phrase des Concourt, dans la préface
de Madame Gervaisais. Elle est à peu près celle-ci : « Celui qui arri-
verait à peindre les gens du monde tels qu'ils sont, qui les étudierait à
leur tour comme on a étudié les paysans ou les gens du peuple, assu-
rerait à son œuvre la durée et un grand succès. » Mais voilà ! Le paysan
et les gens du peuple se laissent peindre comme ils sont, tandis que
les gens du monde se défendent. Le modèle d’un peintre est une
espèce d’ennemi qu’il lui faut traquer et surprendre, véritable protéc
qui déjoue tous les artifices et dont on ne triomphe qu’à force d’arti-
fices, esprit mécontent et aveugle, qu’on ne satisfait jamais parce
qu’il a perdu le sens du vrai et qui, lorsqu’il se sent deviné, jalouse
le peintre et lui garde rancune. Nous avons reçu de fortes secousses,
nous autres modernes, et le calme ne s’est pas encore fait dans nos
idées. Notre vie n’a pas retrouvé toute son assiette. Nos physionomies
ne sont pas encore fixées, et tant que cet état de déséquilibre durera,
la peinture de portrait gardera cette allure indécise que le public
critique avec tant d’âpreté, sans se douter qu’il est lui-même l’être
indécis par excellence.
On voit par tout ce que je viens d’écrire combien j’aime la
vie, et l’importance que j’attache à en fixer les manifestations; on
m’excusera donc si je reste silencieux devant les productions d’une
école qui semble exclure cette vie si précieuse au profit d’un sym-
bolisme qui me paraît vide de sens. Ce n'est pas que parfois on n’y
puisse découvrir quelques traces d’art. Mais la pauvre nature, si
belle, si généreuse, y est à ce point torturée que cet art lui-même
m’en devient odieux. Ces poussées symboliques sont comme des
maladies périodiques, des sortes d’œdèmes de notre production.
Après chaque époque d’effort et de combat, alors qu’il semble que
l’art va atteindre son apogée, surgit un homme ténébreux, à l’esprit
plein de combinaisons bizarres, dont l’apparent mystère, véritable
source glacée, charme ceux que la belle et simple nature effraie ou
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filles, ne seront plus que des femmes aux visages indécis, si dénués
d’individualité qu’ils se distingueront à peine les uns des autres.
C’est ce que ne comprend pas la femme du monde, et il a fallu tout
le talent de M. Carolus Duran pour lui faire accepter ces effigies
hardies, ces élégances souvent tapageuses, qui ont donné tant de re-
lief à une certaine catégorie de femmes de notre temps.
Faisons comme lui, réagissons contre ce goût du triste toujours
prêt à renaître et gardons au portrait de femme la grâce et la joie qui
ont immortalisé les œuvres de nos devanciers. Sauvons-le de l’ennui.
Je pense toujours à cette phrase des Concourt, dans la préface
de Madame Gervaisais. Elle est à peu près celle-ci : « Celui qui arri-
verait à peindre les gens du monde tels qu'ils sont, qui les étudierait à
leur tour comme on a étudié les paysans ou les gens du peuple, assu-
rerait à son œuvre la durée et un grand succès. » Mais voilà ! Le paysan
et les gens du peuple se laissent peindre comme ils sont, tandis que
les gens du monde se défendent. Le modèle d’un peintre est une
espèce d’ennemi qu’il lui faut traquer et surprendre, véritable protéc
qui déjoue tous les artifices et dont on ne triomphe qu’à force d’arti-
fices, esprit mécontent et aveugle, qu’on ne satisfait jamais parce
qu’il a perdu le sens du vrai et qui, lorsqu’il se sent deviné, jalouse
le peintre et lui garde rancune. Nous avons reçu de fortes secousses,
nous autres modernes, et le calme ne s’est pas encore fait dans nos
idées. Notre vie n’a pas retrouvé toute son assiette. Nos physionomies
ne sont pas encore fixées, et tant que cet état de déséquilibre durera,
la peinture de portrait gardera cette allure indécise que le public
critique avec tant d’âpreté, sans se douter qu’il est lui-même l’être
indécis par excellence.
On voit par tout ce que je viens d’écrire combien j’aime la
vie, et l’importance que j’attache à en fixer les manifestations; on
m’excusera donc si je reste silencieux devant les productions d’une
école qui semble exclure cette vie si précieuse au profit d’un sym-
bolisme qui me paraît vide de sens. Ce n'est pas que parfois on n’y
puisse découvrir quelques traces d’art. Mais la pauvre nature, si
belle, si généreuse, y est à ce point torturée que cet art lui-même
m’en devient odieux. Ces poussées symboliques sont comme des
maladies périodiques, des sortes d’œdèmes de notre production.
Après chaque époque d’effort et de combat, alors qu’il semble que
l’art va atteindre son apogée, surgit un homme ténébreux, à l’esprit
plein de combinaisons bizarres, dont l’apparent mystère, véritable
source glacée, charme ceux que la belle et simple nature effraie ou