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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
le témoignage authentique d’un labeur plus prodigieux. Assurément,
il y fut aidé, mais, dans cette suite de planches, qui se comptent par
milliers, se rencontre partout l’empreinte frappante daine même
main : son œuvre lui appartient tout entier.
Cependant, ce travail énorme ne serait, après tout, qu’affaire de
reproduction ; il ne constituerait pas une création personnelle, si
Piranesi n’eùt été autre chose et mieux que le plus fécond des des-
sinateurs. La nature l’avait doué d'une imagination étrange, puis-
sante jusqu’à l’hyperbole, évocatrice jusqu’à l’habitude inconsciente
du fantastique. Cette imagination n’avait rien d’antique, ni même
de romain. Les qualités fondamentales de l’esprit romain, la pon-
dération, le raisonnable pratique dans les conceptions, la régularité
solide et un peu nue dans les lignes, furent totalement étrangères
à ce cerveau parfois délirant, dont l’activité se manifesta par une
perpétuelle éruption d’idées souvent extravagantes, toujours intéres-
santes. Sous sa main, les ruines prennent une vie étrange ; il fait sur-
gir de tous les débris des bas-reliefs martelés, des arcs de triomphe
et des colonnades renversés, des chapiteaux, des urnes cinéraires,
un peuple de ligures de pierre qui s’animent et deviennent des fan-
tômes participant à la vie réelle. Cette imagination, Piranesi la de-
vait à ses origines vénitiennes, au milieu où il était né et où s’était
écoulée son enfance, l’âge des impressions ineffaçables.
La Venise du xvm3 siècle ne ressemblait plus que de nom
à la grande cité du xvic siècle. C’était bien la même ville apparente,
où les démolisseurs n’avaient pas encore percé leurs trouées; les
palais conservaient les trésors accumulés par six siècles de vic-
toires, mais l’esprit de l’ancienne République était mort. Les insti-
tutions civiles étaient tombées en désuétude, la politique extérieure
n’y avait plus d’objet, le commerce était déchu. L’unique préoccupa-
tion qui subsistait encore était celle des peuples qui se sentent arrivés
à leur tin et qui s’abandonnent : le plaisir. Les tableaux de Guardi
nous donnent l’exacte visage de la Venise extérieure, et les scènes
de Lunglii nous la dépeignent dans ses intérieurs. Quant à son
esprit, les mémoires de Casanova et le théâtre de Carlo Gozzi nous
y font pénétrer profondémént. Cette Venise de Piranesi ne vivait
donc que de son Carnaval, des casini, du pharaon et du théâtre,
dans un perpétuel amusement qui confinait à la frénésie. Et, comme
les sensations connues ne suffisaient plus à ce peuple, qui ne
voulait que de la joie, il en cherchait de nouvelles dans le mystère,
dans l’irréel, dans l’au-delà. C’est le temps où l’on se passe de mains
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le témoignage authentique d’un labeur plus prodigieux. Assurément,
il y fut aidé, mais, dans cette suite de planches, qui se comptent par
milliers, se rencontre partout l’empreinte frappante daine même
main : son œuvre lui appartient tout entier.
Cependant, ce travail énorme ne serait, après tout, qu’affaire de
reproduction ; il ne constituerait pas une création personnelle, si
Piranesi n’eùt été autre chose et mieux que le plus fécond des des-
sinateurs. La nature l’avait doué d'une imagination étrange, puis-
sante jusqu’à l’hyperbole, évocatrice jusqu’à l’habitude inconsciente
du fantastique. Cette imagination n’avait rien d’antique, ni même
de romain. Les qualités fondamentales de l’esprit romain, la pon-
dération, le raisonnable pratique dans les conceptions, la régularité
solide et un peu nue dans les lignes, furent totalement étrangères
à ce cerveau parfois délirant, dont l’activité se manifesta par une
perpétuelle éruption d’idées souvent extravagantes, toujours intéres-
santes. Sous sa main, les ruines prennent une vie étrange ; il fait sur-
gir de tous les débris des bas-reliefs martelés, des arcs de triomphe
et des colonnades renversés, des chapiteaux, des urnes cinéraires,
un peuple de ligures de pierre qui s’animent et deviennent des fan-
tômes participant à la vie réelle. Cette imagination, Piranesi la de-
vait à ses origines vénitiennes, au milieu où il était né et où s’était
écoulée son enfance, l’âge des impressions ineffaçables.
La Venise du xvm3 siècle ne ressemblait plus que de nom
à la grande cité du xvic siècle. C’était bien la même ville apparente,
où les démolisseurs n’avaient pas encore percé leurs trouées; les
palais conservaient les trésors accumulés par six siècles de vic-
toires, mais l’esprit de l’ancienne République était mort. Les insti-
tutions civiles étaient tombées en désuétude, la politique extérieure
n’y avait plus d’objet, le commerce était déchu. L’unique préoccupa-
tion qui subsistait encore était celle des peuples qui se sentent arrivés
à leur tin et qui s’abandonnent : le plaisir. Les tableaux de Guardi
nous donnent l’exacte visage de la Venise extérieure, et les scènes
de Lunglii nous la dépeignent dans ses intérieurs. Quant à son
esprit, les mémoires de Casanova et le théâtre de Carlo Gozzi nous
y font pénétrer profondémént. Cette Venise de Piranesi ne vivait
donc que de son Carnaval, des casini, du pharaon et du théâtre,
dans un perpétuel amusement qui confinait à la frénésie. Et, comme
les sensations connues ne suffisaient plus à ce peuple, qui ne
voulait que de la joie, il en cherchait de nouvelles dans le mystère,
dans l’irréel, dans l’au-delà. C’est le temps où l’on se passe de mains