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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
admise, qu’aussitôt l’on invente une théorie pour l’expliquer et la
sanctionner. »
Ici, Tolstoï se rencontre avec un écrivain courageux, indépen-
dant, plein de verve., fixé au milieu de nous et notre quasi conci-
toyen; je veux parler de M. Max Nordau. L’auteur de Qu’est-ce que
l’Art? a mis largement à contribution l’auteur de Dégénérescence.
Mais pourquoi hésite-t-il à prononcer le nom de ce précurseur ?
Serait-ce parce que M. Nordau l’a malmené naguère? N’approfondis-
sons pas. Le point essentiel à retenir, c’est la haine vigoureuse de
tous deux pour les plus fameux d’entre les coryphées de l’art
nouveau : Ibsen et Maeterlinck, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé,
Richard Wagner. En matière de peinture, les deux hètes noires de
Tolstoï sont Puvis de Chavannes et Bœcklin.
Si nous étudions par le menu la « Déclaration des Droits de
l'Homme » formulée par le grand charmeur -—■ j’allais dire le grand
hypnotiseur — slave, un fait saute aux yeux : Tolstoï n’est rien
moins qu’artiste. Ne consacre-t-il pas la moitié de son volume à se
demander ce qu’est l’art? Pour se pénétrer de l’utilité de la mission
de ce facteur illustre, s’il en fut, il lui faut de terribles ellorts de mé-
ditation. Finalement, il y vient, par raisonnement, non par instinct.
Nous avons donc affaire à un converti de la dernière heure, et ce
sont les plus fervents. Jamais, au grand jamais, ce grand remueur
d’idées n’a regardé un tableau, une statue, un palais ou un temple,
voire une simple gravure; jamais son robuste cerveau ne s’est
appliqué à analyser un marbre de Phidias ou de Michel-Ange, une
Madone de Léonard de Vinci ou de Raphaël, un effet de clair-obscur
de Rembrandt. Parler si longuement d’art, et ignorer à ce point les
œuvres des artistes ! Est-il surprenant que, conséquent avec lui-
même, Tolstoï reconnaisse au premier venu, à un simple moujik,
comme l’a spirituellement dit M. Robert Vallier2, le droit de porter
un arrêt sur n’importe quelle manifestation esthétique?
Pour faire pénétrer la notion d’art dans son crâne rebelle,
Tolstoï s’est vu contraint d’éplucher les écrits des plus éminents
comme des plus obscurs esthéticiens passés ou présents. Sous l’action
de ces doctrinaires, il a fini par se mettre à l’aise et par s'épan-
cher. En leur compagnie, il a appris à raisonner de tout a priori,
sans avoir besoin de regarder par lui-même. Son éducation artiste,
en effet, est des plus élémentaires, des plus indigentes. Il sème,
1. Traduction Wyzewa (Paris, Perrin, 1898), p. 152.
2. La Réforme économique, 1898, p. 606.
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admise, qu’aussitôt l’on invente une théorie pour l’expliquer et la
sanctionner. »
Ici, Tolstoï se rencontre avec un écrivain courageux, indépen-
dant, plein de verve., fixé au milieu de nous et notre quasi conci-
toyen; je veux parler de M. Max Nordau. L’auteur de Qu’est-ce que
l’Art? a mis largement à contribution l’auteur de Dégénérescence.
Mais pourquoi hésite-t-il à prononcer le nom de ce précurseur ?
Serait-ce parce que M. Nordau l’a malmené naguère? N’approfondis-
sons pas. Le point essentiel à retenir, c’est la haine vigoureuse de
tous deux pour les plus fameux d’entre les coryphées de l’art
nouveau : Ibsen et Maeterlinck, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé,
Richard Wagner. En matière de peinture, les deux hètes noires de
Tolstoï sont Puvis de Chavannes et Bœcklin.
Si nous étudions par le menu la « Déclaration des Droits de
l'Homme » formulée par le grand charmeur -—■ j’allais dire le grand
hypnotiseur — slave, un fait saute aux yeux : Tolstoï n’est rien
moins qu’artiste. Ne consacre-t-il pas la moitié de son volume à se
demander ce qu’est l’art? Pour se pénétrer de l’utilité de la mission
de ce facteur illustre, s’il en fut, il lui faut de terribles ellorts de mé-
ditation. Finalement, il y vient, par raisonnement, non par instinct.
Nous avons donc affaire à un converti de la dernière heure, et ce
sont les plus fervents. Jamais, au grand jamais, ce grand remueur
d’idées n’a regardé un tableau, une statue, un palais ou un temple,
voire une simple gravure; jamais son robuste cerveau ne s’est
appliqué à analyser un marbre de Phidias ou de Michel-Ange, une
Madone de Léonard de Vinci ou de Raphaël, un effet de clair-obscur
de Rembrandt. Parler si longuement d’art, et ignorer à ce point les
œuvres des artistes ! Est-il surprenant que, conséquent avec lui-
même, Tolstoï reconnaisse au premier venu, à un simple moujik,
comme l’a spirituellement dit M. Robert Vallier2, le droit de porter
un arrêt sur n’importe quelle manifestation esthétique?
Pour faire pénétrer la notion d’art dans son crâne rebelle,
Tolstoï s’est vu contraint d’éplucher les écrits des plus éminents
comme des plus obscurs esthéticiens passés ou présents. Sous l’action
de ces doctrinaires, il a fini par se mettre à l’aise et par s'épan-
cher. En leur compagnie, il a appris à raisonner de tout a priori,
sans avoir besoin de regarder par lui-même. Son éducation artiste,
en effet, est des plus élémentaires, des plus indigentes. Il sème,
1. Traduction Wyzewa (Paris, Perrin, 1898), p. 152.
2. La Réforme économique, 1898, p. 606.