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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
définitivement le dessus an détriment de la ligne, où le décor
devient exubérant, où la facture se dilue dans l'irradiation du
coloris. Tels une prestigieuse Semé le, un Oreste, plusieurs Pasiphaé,
deux Suzanne, des Dalila, deux Sainte Cécile, un Jason et l'Amour,
un Apollon et Marsyas, etc., conçus dans une sorte d’ivresse
magique. Les Argonautes (daté 1897, g. m.), restés à l’état d’esquisse,
annoncent encore, chez le maître défaillant, la joie de la toile
neuve à charger et des couleurs à broyer, l’enthousiasme du trophée
à conquérir, de la Toison d’or à étreindre.
III
Qui dira que ce soient là les cadres d’un art savant ou littéraire ?
Certes, ces noms harmonieux et grandioses, familiers à notre
oreille autant qu’à notre esprit, ne couvrent aucune singularité
archéologique, aucune recherche d’épisodes inédits ou bizarres ;
pour être touché par leur vertu musicale, au contraire, il 11e faut
pas être celui qui fuit la lumière du jour, renie la vie et se
confine dans la lecture de grimoires ténébreux. Il suffit de se livrer
naïvement au souvenir des rythmes et des cadences qui tintent
encore dans la mémoire de nos races, pures sonorités des poètes
du vieux Parnasse, lyrisme lapidaire de l’Ancien Testament ou
versets attendris des Evangiles. L’âme humaine en est à jamais
parfumée ; nul spasme social ne les arrachera de nos cœurs.
Lancez, au milieu du bruit des choses, les belles syllabes d’un
hymne de Lucrèce ou d’Hésiode, les molles assonances d’un Racine
ou d'un Chénier, et des voiles se déchirent ; l’art hérité qui sommeil-
lait en chacun de nous s’éveille. Dites seulement les noms de miel
des héros de la Fable, et l’enfant même tressaille. Car l’homme,
dès le matin de sa vie, alors qu’il marche « à quatre pieds », comme
dit l’énigme du Sphinx, aime les contes de fées, et c’est par de
beaux noms qu’il connaît l’art d’abord.
Gustave Moreau s’est donc contenté des plus simples images du
lieu commun classique. Point de magasins fermés à qui n’est pas
détenteur du mot de passe, du « Sésame, ouvre-toi ». Il écoute
chanter la légende élémentaire des races japhétiques, et c’est assez
d’un thème limpide, que l’écolier récite dans sa leçon journalière,
pour ouvrir à son imagination une immense percée ; transporté par
le ravissement de peindre selon son goût, par la frénésie de faire
parler la ligne et la couleur aussi haut que la poésie et la musique,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
définitivement le dessus an détriment de la ligne, où le décor
devient exubérant, où la facture se dilue dans l'irradiation du
coloris. Tels une prestigieuse Semé le, un Oreste, plusieurs Pasiphaé,
deux Suzanne, des Dalila, deux Sainte Cécile, un Jason et l'Amour,
un Apollon et Marsyas, etc., conçus dans une sorte d’ivresse
magique. Les Argonautes (daté 1897, g. m.), restés à l’état d’esquisse,
annoncent encore, chez le maître défaillant, la joie de la toile
neuve à charger et des couleurs à broyer, l’enthousiasme du trophée
à conquérir, de la Toison d’or à étreindre.
III
Qui dira que ce soient là les cadres d’un art savant ou littéraire ?
Certes, ces noms harmonieux et grandioses, familiers à notre
oreille autant qu’à notre esprit, ne couvrent aucune singularité
archéologique, aucune recherche d’épisodes inédits ou bizarres ;
pour être touché par leur vertu musicale, au contraire, il 11e faut
pas être celui qui fuit la lumière du jour, renie la vie et se
confine dans la lecture de grimoires ténébreux. Il suffit de se livrer
naïvement au souvenir des rythmes et des cadences qui tintent
encore dans la mémoire de nos races, pures sonorités des poètes
du vieux Parnasse, lyrisme lapidaire de l’Ancien Testament ou
versets attendris des Evangiles. L’âme humaine en est à jamais
parfumée ; nul spasme social ne les arrachera de nos cœurs.
Lancez, au milieu du bruit des choses, les belles syllabes d’un
hymne de Lucrèce ou d’Hésiode, les molles assonances d’un Racine
ou d'un Chénier, et des voiles se déchirent ; l’art hérité qui sommeil-
lait en chacun de nous s’éveille. Dites seulement les noms de miel
des héros de la Fable, et l’enfant même tressaille. Car l’homme,
dès le matin de sa vie, alors qu’il marche « à quatre pieds », comme
dit l’énigme du Sphinx, aime les contes de fées, et c’est par de
beaux noms qu’il connaît l’art d’abord.
Gustave Moreau s’est donc contenté des plus simples images du
lieu commun classique. Point de magasins fermés à qui n’est pas
détenteur du mot de passe, du « Sésame, ouvre-toi ». Il écoute
chanter la légende élémentaire des races japhétiques, et c’est assez
d’un thème limpide, que l’écolier récite dans sa leçon journalière,
pour ouvrir à son imagination une immense percée ; transporté par
le ravissement de peindre selon son goût, par la frénésie de faire
parler la ligne et la couleur aussi haut que la poésie et la musique,