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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
tion, le plus beau sentiment féconde un art de coupelle, une matière
sans tache, un goût miraculeux ; mais quel sentiment enfin, sinon
le frisson poétique et musical où ne se retrempera jamais en vain
notre culture moderne ?
Dès ce prologue d’une sorte de Divine Comédie dont il enchaî-
nera les chants, Gustave Moreau rompt avec le siècle; il se lance
dans un périlleux voyage à travers le grand cimetière des croyances
et des formes ; il semble s’enfoncer dans la forêt des apparences, et,
là, réveiller les simulacres endormis, les baigner d’eau lustrale, les
oindre de baumes et les interroger. C’est une sorte de nécyomancie
plastique, une évocation de fantômes, si l’on veut ; mais l’âme du
pèlerin avait toutes les nuances préférées de notre humanité son-
geuse ; dans les arcanes de la tradition, l'artiste entrait avec respect
et pitié. « Je sens mille cœurs en moi », dit un héros de Shakes-
peare. Or, aimer tant ne va pas sans souffrir : des émotions incorpo-
relles, de fugitives harmonies, des nostalgies imprécises et surtout
des récurrences très lointaines hantent les créateurs, et Moreau, si
intuitif, si passionne, a naturellement doté les figures de son rêve
de cette spiritualité suraiguë, de ce dédoublement des sens et des
facultés dont il souffrait lui-même. Au rebours de l’opinion vulgaire,
on verra donc bien vite dans tous ces dieux et toutes ces déesses des
entités sorties d'un cerveau philosophique toujours maître de soi,
mais vraiment scellées d’un sceau nouveau, et, ajoutons-le, exemptes
du maniérisme où les écoles étrangères cherchent encore péniblement
l’expression sentimentale. Comme Evhémère, nous reconnaîtrons en
ces entités notre propre image épurée, et les Grecs, cependant, les
eussent admises au Pœcile.
Quand Y Œdipe parut, un grand succès l’accueillit, mais on crut
y discerner, dans l’affirmation volontaire et rigide du style, une
imitation sporadique des premiers maîtres naturalistes italiens. Le
reproche était futile et ne marquait autre chose que l'étonnement de
la foule devant une conception de l'antiquité si éloignée de la tradi-
tion des ateliers et de l’Académie. C’était un temps mauvais, où le
peintre ne devait pas se hausser ultra crepidam, sous peine d’ostra-
cisme, et l'art officiel de cette époque est pour la France une honte
historique. Or, le tempérament de Moreau le portait à aborder, dans
le plus dangereux corps à corps, des fictions peu familières au public
et rarement représentées, et nous avons dit qu’il s’était fait une
doctrine propre qui devait l’isoler dans le cercle de ses contempo-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
tion, le plus beau sentiment féconde un art de coupelle, une matière
sans tache, un goût miraculeux ; mais quel sentiment enfin, sinon
le frisson poétique et musical où ne se retrempera jamais en vain
notre culture moderne ?
Dès ce prologue d’une sorte de Divine Comédie dont il enchaî-
nera les chants, Gustave Moreau rompt avec le siècle; il se lance
dans un périlleux voyage à travers le grand cimetière des croyances
et des formes ; il semble s’enfoncer dans la forêt des apparences, et,
là, réveiller les simulacres endormis, les baigner d’eau lustrale, les
oindre de baumes et les interroger. C’est une sorte de nécyomancie
plastique, une évocation de fantômes, si l’on veut ; mais l’âme du
pèlerin avait toutes les nuances préférées de notre humanité son-
geuse ; dans les arcanes de la tradition, l'artiste entrait avec respect
et pitié. « Je sens mille cœurs en moi », dit un héros de Shakes-
peare. Or, aimer tant ne va pas sans souffrir : des émotions incorpo-
relles, de fugitives harmonies, des nostalgies imprécises et surtout
des récurrences très lointaines hantent les créateurs, et Moreau, si
intuitif, si passionne, a naturellement doté les figures de son rêve
de cette spiritualité suraiguë, de ce dédoublement des sens et des
facultés dont il souffrait lui-même. Au rebours de l’opinion vulgaire,
on verra donc bien vite dans tous ces dieux et toutes ces déesses des
entités sorties d'un cerveau philosophique toujours maître de soi,
mais vraiment scellées d’un sceau nouveau, et, ajoutons-le, exemptes
du maniérisme où les écoles étrangères cherchent encore péniblement
l’expression sentimentale. Comme Evhémère, nous reconnaîtrons en
ces entités notre propre image épurée, et les Grecs, cependant, les
eussent admises au Pœcile.
Quand Y Œdipe parut, un grand succès l’accueillit, mais on crut
y discerner, dans l’affirmation volontaire et rigide du style, une
imitation sporadique des premiers maîtres naturalistes italiens. Le
reproche était futile et ne marquait autre chose que l'étonnement de
la foule devant une conception de l'antiquité si éloignée de la tradi-
tion des ateliers et de l’Académie. C’était un temps mauvais, où le
peintre ne devait pas se hausser ultra crepidam, sous peine d’ostra-
cisme, et l'art officiel de cette époque est pour la France une honte
historique. Or, le tempérament de Moreau le portait à aborder, dans
le plus dangereux corps à corps, des fictions peu familières au public
et rarement représentées, et nous avons dit qu’il s’était fait une
doctrine propre qui devait l’isoler dans le cercle de ses contempo-