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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
l’avenir, on se demandera si, devant cette peinture sépulcrale, nous
n’avons pas entretenu quelque petite lampe... On ne saura pas nos
oublis, notre ingratitude ; l’œuvre de Moreau sera notre meilleure
offrande au génie fauché dans sa ileur.
Mais la délicatesse innée de Moreau lui fit ici adopter tous les
ménagements de la poésie antique à l'égard de la Mort. Oh ! non,
point de colère divine ni d’humiliation humaine ; point de rites
macabres ou de brutal enlèvement ; point de larmes même ou d’in-
quiétantes couleurs. Les Moires d’Homère étaient belles et tristes
comme de grands papillons de nuit, et jamais les Anciens n'ont
commis l’erreur de prêter à la Mort des caractères repoussants. Ils
évitaient de la représenter, ou le faisaient par des symboles empreints
de grâce, par des figures telles que les Harpyies désolées, les Psychés
en pleurs. On parlait un langage ami aux défunts ; Y Anthologie nous
a conservé mille dictons affables à l’adresse des êtres jeunes préma-
turément ravis, et les stèles funéraires attiques, avec leurs graves
apostrophes, avec leurs sentences consolatrices, sont les plus parfaits
monuments érigés à Y euthanasie.
Nul trouble non plus dans le tableau du peintre moderne. D'une
héroïque enjambée, l’éphèbe a passé le seuil d’Hadès, les portes
d’ivoire de la vallée des Mânes ; intact en son élégance terrestre, il
vient vers nous dans la demi-nudité des forts et, d’un large geste
augurai, couronne de laurier son beau masque viril. Dans sa droite,
un bouquet de narcisses ; à ses pieds, l’Antéros éploré, qui manie le
fatal flambeau; puis, allongée dans l’inconscience et la méditation,
un bras étendu pour maintenir l’épée et le sablier, l'autre plié vers
son visage, coiffée de fleurs, une larve assoupie, gardienne des
silences éternels. Certes, le thème de l’œuvre, c’est la déification du
génie se décernant à lui-même les suprêmes honneurs. Cette belle
figure qui coupe la composition en diagonale — nous la retrouve-
rons ailleurs — n’est que le symbole atténué de l'irrémissible tris-
tesse, l'hiéroglyphe imagé, j’oserai dire, de la fatalité.
S’il fallait choisir un type unique de l’art de Moreau, cette
œuvre-ci pourrait prétendre à la première place. Elle est issue
d’une inspiration spontanée ; elle a des signilications simples et pro-
fondes— une page de Platon n'a pas un plus noble accent religieux ;—
mais elle condense aussi, dans une matière au grain parfait, cent
traits de pureté technique. L’expression du spiritualisme atteint
ici à sa plénitude, sous les espèces d'un art singulièrement sobre et
fort. Tel, sous des voûtes d’ombre, un pathétique andante.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
l’avenir, on se demandera si, devant cette peinture sépulcrale, nous
n’avons pas entretenu quelque petite lampe... On ne saura pas nos
oublis, notre ingratitude ; l’œuvre de Moreau sera notre meilleure
offrande au génie fauché dans sa ileur.
Mais la délicatesse innée de Moreau lui fit ici adopter tous les
ménagements de la poésie antique à l'égard de la Mort. Oh ! non,
point de colère divine ni d’humiliation humaine ; point de rites
macabres ou de brutal enlèvement ; point de larmes même ou d’in-
quiétantes couleurs. Les Moires d’Homère étaient belles et tristes
comme de grands papillons de nuit, et jamais les Anciens n'ont
commis l’erreur de prêter à la Mort des caractères repoussants. Ils
évitaient de la représenter, ou le faisaient par des symboles empreints
de grâce, par des figures telles que les Harpyies désolées, les Psychés
en pleurs. On parlait un langage ami aux défunts ; Y Anthologie nous
a conservé mille dictons affables à l’adresse des êtres jeunes préma-
turément ravis, et les stèles funéraires attiques, avec leurs graves
apostrophes, avec leurs sentences consolatrices, sont les plus parfaits
monuments érigés à Y euthanasie.
Nul trouble non plus dans le tableau du peintre moderne. D'une
héroïque enjambée, l’éphèbe a passé le seuil d’Hadès, les portes
d’ivoire de la vallée des Mânes ; intact en son élégance terrestre, il
vient vers nous dans la demi-nudité des forts et, d’un large geste
augurai, couronne de laurier son beau masque viril. Dans sa droite,
un bouquet de narcisses ; à ses pieds, l’Antéros éploré, qui manie le
fatal flambeau; puis, allongée dans l’inconscience et la méditation,
un bras étendu pour maintenir l’épée et le sablier, l'autre plié vers
son visage, coiffée de fleurs, une larve assoupie, gardienne des
silences éternels. Certes, le thème de l’œuvre, c’est la déification du
génie se décernant à lui-même les suprêmes honneurs. Cette belle
figure qui coupe la composition en diagonale — nous la retrouve-
rons ailleurs — n’est que le symbole atténué de l'irrémissible tris-
tesse, l'hiéroglyphe imagé, j’oserai dire, de la fatalité.
S’il fallait choisir un type unique de l’art de Moreau, cette
œuvre-ci pourrait prétendre à la première place. Elle est issue
d’une inspiration spontanée ; elle a des signilications simples et pro-
fondes— une page de Platon n'a pas un plus noble accent religieux ;—
mais elle condense aussi, dans une matière au grain parfait, cent
traits de pureté technique. L’expression du spiritualisme atteint
ici à sa plénitude, sous les espèces d'un art singulièrement sobre et
fort. Tel, sous des voûtes d’ombre, un pathétique andante.