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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
clans l’art païen un écho des méditations et des rêveries de son âme 1;
et beaucoup d’autres, après lui, ont proclamé que la sculpture grecque
manquait fâcheusement de je ne sais quoi qu’on appelle Vau delà-.
Il vaut la peine de s’expliquer sur ce grief, devenu banal.
La sculpture grecque est païenne, non chrétienne : cela est assez
naturel et il semble d’abord qu’on ne doive pas plus le lui reprocher
qu’on ne reproche à l'art de l’Extrême-Orient de n’être point l’art de
l’Extrème-Occident. Mais d’avoir été païenne, en résulte-t-il une in-
fériorité pour elle? De n’avoir pu exprimer certaines idées et certains
sentiments que le monde a connus seulement plus tard, cela suffit-il
pour conclure qu’elle n’a exprimé de sentiments et d’idées d’aucune
sorte et pour la déclarer indigne du rôle éducateur que nous lui
attribuons? Je crois qu’au contraire la sculpture grecque ne cesse
pas de convenir éminemment à ce rôle, malgré tout ce qui nous
éloigne et nous sépare aujourd’hui du monde païen.
Elle a interprété — c’était, peut-on dire, son premier devoir —
les idées religieuses et sociales de la race grecque, et, les Grecs ayant
eu le culte de la beauté corporelle, elle fut pour eux, je le répète,
l’art vraiment national. Néanmoins, elle ne demeure pas exclusi-
vement grecque, comme la sculpture de l’Egypte ou de la Chaldée
est demeurée exclusivement égyptienne ou chaldéenne; elle prend
bien vite un caractère plus largement humain dans la création des
types do divinités, lesquels ne sont que l’expression idéalisée de
certaines qualités, physiques ou morales, de l’homme, en sorte que
ces dieux, morts en tant que dieux,, restent toujours vivants en tant
que formes plastiques. Elle est plus encore humaine, c’est-à-dire de
tous les temps et de tous les pays, et non pas seulement grecque et
païenne, lorsqu’elle imagine des représentations corporelles pour ces
idées abstraites que sont la Jeunesse, le Sommeil, la Paix, la Justice,
etc. Les ligures allégoriques, si fréquentes dans les productions de
l’art moderne, sont dues en majeure partie à l’invention des artistes
grecs3, — et il ne faut pas s’en prendre à ceux-ci de ce que sont de-
1. « Tout est extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paga-
nisme : tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour l’âme
dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de méditation ! Quelles
profondeurs de rêveries! » (Chateaubriand, Génie chi christianisme.)
2. Cf., par exemp’e, Viollet-Leduc, Dictionnaire de Varchitecture, article
Style, p. 494.
3. Cf. les premières pages de l’article de M. Pottier sur Les Représentations
allégoriques dans les peintures de vases grecs (Monuments grecs, II, nos 17-18,
1889-1890, p. 1).
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
clans l’art païen un écho des méditations et des rêveries de son âme 1;
et beaucoup d’autres, après lui, ont proclamé que la sculpture grecque
manquait fâcheusement de je ne sais quoi qu’on appelle Vau delà-.
Il vaut la peine de s’expliquer sur ce grief, devenu banal.
La sculpture grecque est païenne, non chrétienne : cela est assez
naturel et il semble d’abord qu’on ne doive pas plus le lui reprocher
qu’on ne reproche à l'art de l’Extrême-Orient de n’être point l’art de
l’Extrème-Occident. Mais d’avoir été païenne, en résulte-t-il une in-
fériorité pour elle? De n’avoir pu exprimer certaines idées et certains
sentiments que le monde a connus seulement plus tard, cela suffit-il
pour conclure qu’elle n’a exprimé de sentiments et d’idées d’aucune
sorte et pour la déclarer indigne du rôle éducateur que nous lui
attribuons? Je crois qu’au contraire la sculpture grecque ne cesse
pas de convenir éminemment à ce rôle, malgré tout ce qui nous
éloigne et nous sépare aujourd’hui du monde païen.
Elle a interprété — c’était, peut-on dire, son premier devoir —
les idées religieuses et sociales de la race grecque, et, les Grecs ayant
eu le culte de la beauté corporelle, elle fut pour eux, je le répète,
l’art vraiment national. Néanmoins, elle ne demeure pas exclusi-
vement grecque, comme la sculpture de l’Egypte ou de la Chaldée
est demeurée exclusivement égyptienne ou chaldéenne; elle prend
bien vite un caractère plus largement humain dans la création des
types do divinités, lesquels ne sont que l’expression idéalisée de
certaines qualités, physiques ou morales, de l’homme, en sorte que
ces dieux, morts en tant que dieux,, restent toujours vivants en tant
que formes plastiques. Elle est plus encore humaine, c’est-à-dire de
tous les temps et de tous les pays, et non pas seulement grecque et
païenne, lorsqu’elle imagine des représentations corporelles pour ces
idées abstraites que sont la Jeunesse, le Sommeil, la Paix, la Justice,
etc. Les ligures allégoriques, si fréquentes dans les productions de
l’art moderne, sont dues en majeure partie à l’invention des artistes
grecs3, — et il ne faut pas s’en prendre à ceux-ci de ce que sont de-
1. « Tout est extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paga-
nisme : tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour l’âme
dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de méditation ! Quelles
profondeurs de rêveries! » (Chateaubriand, Génie chi christianisme.)
2. Cf., par exemp’e, Viollet-Leduc, Dictionnaire de Varchitecture, article
Style, p. 494.
3. Cf. les premières pages de l’article de M. Pottier sur Les Représentations
allégoriques dans les peintures de vases grecs (Monuments grecs, II, nos 17-18,
1889-1890, p. 1).