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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
laissé gagner au sommeil ; sa tête lourde est enfoncée à demi dans
l’oreiller; son épaule est nue; sa main est ramenée sur le sein
qu’elle a donné au nourrisson ; tous deux dorment dans la pénombre ;
la grande lassitude de vivre et de souffrir, sur laquelle Carrière
insiste partout, est tempérée ici d’un abandon calme ; c’est la grave
nuit réparatrice des dépenses excessives du jour. Un sentiment
peu à peu me pénètre : celui de la prodigalité de soi jusqu’à en
mourir, qui est l’essence de la maternité ; je regarde longuement
cette femme aux fortes pommettes de paysanne, exténuée à mesure
que l’enfant, près d’elle, s’arrondit et se remplit de vie ; j’admire
son ossature simple et puissante de Cybèle, et je songe à la dette
que nous avons envers les êtres dont le dépérissement nous dis-
pense la vie, depuis notre mère de chair qui a vieilli de nous avoir
portés et nourris, jusqu’à la bonne terre brune, avec sa profondeur
chaude, qui tout de même s’épuise et se lasse de germer... —
Littérature! direz-vous, développement à côté !... — Non pas, car
les mots, qui sont les moyens de la littérature, ne contiennent pas
l’émotion révélatrice que me donne cette songerie. Je ne les emploie
ici que comme des repères entre mon expérience et la vôtre. Ce
que j’éprouve, non pas successif et analytique comme je dois le
rendre sur cette page, mais simultané, total, intense, ne peut être
produit vraiment que par la contemplation de l’art. C’en est l’effet
propre.
Je vous ai arrêtés sur cet exemple pour vous faire prévoir de
quelle façon, ignorant comme je suis, je me dispose à consulter les
plus belles peintures et sculptures du Salon. D’avance, je sais que
j’aurai beaucoup à y prendre. Je dis beaucoup en peu d’œuvres ;
car déjà, à une première visite rapide, j’ai aperçu bien des imita-
tions et contrefaçons. Mais c’est égal, auprès de quelques artistes,
nous trouverons de quoi vraiment nous enrichir la conscience, et il
suffit.
Il suffit du moins à mon projet. Mais plus d’un lecteur ne me
l’accordera point. Et je ne prétends pas le convaincre. Il est des façons
diverses de goûter les œuvres de l’art. Les artistes eux-mêmes ne
s’entendent pas les uns les autres, et je remarque d’autant mieux
leurs différentes conceptions de l’art, que je les ai tour à tour essayées
pour mon compte. A présent, étant parvenu à un point de vue qui
me semble central et humain, je considère ceux que j’ai dépassés
comme les degrés successifs d’une initiation, légitimes chacun à son
rang, pour préparer au degré supérieur. Parmi les gens du métier,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
laissé gagner au sommeil ; sa tête lourde est enfoncée à demi dans
l’oreiller; son épaule est nue; sa main est ramenée sur le sein
qu’elle a donné au nourrisson ; tous deux dorment dans la pénombre ;
la grande lassitude de vivre et de souffrir, sur laquelle Carrière
insiste partout, est tempérée ici d’un abandon calme ; c’est la grave
nuit réparatrice des dépenses excessives du jour. Un sentiment
peu à peu me pénètre : celui de la prodigalité de soi jusqu’à en
mourir, qui est l’essence de la maternité ; je regarde longuement
cette femme aux fortes pommettes de paysanne, exténuée à mesure
que l’enfant, près d’elle, s’arrondit et se remplit de vie ; j’admire
son ossature simple et puissante de Cybèle, et je songe à la dette
que nous avons envers les êtres dont le dépérissement nous dis-
pense la vie, depuis notre mère de chair qui a vieilli de nous avoir
portés et nourris, jusqu’à la bonne terre brune, avec sa profondeur
chaude, qui tout de même s’épuise et se lasse de germer... —
Littérature! direz-vous, développement à côté !... — Non pas, car
les mots, qui sont les moyens de la littérature, ne contiennent pas
l’émotion révélatrice que me donne cette songerie. Je ne les emploie
ici que comme des repères entre mon expérience et la vôtre. Ce
que j’éprouve, non pas successif et analytique comme je dois le
rendre sur cette page, mais simultané, total, intense, ne peut être
produit vraiment que par la contemplation de l’art. C’en est l’effet
propre.
Je vous ai arrêtés sur cet exemple pour vous faire prévoir de
quelle façon, ignorant comme je suis, je me dispose à consulter les
plus belles peintures et sculptures du Salon. D’avance, je sais que
j’aurai beaucoup à y prendre. Je dis beaucoup en peu d’œuvres ;
car déjà, à une première visite rapide, j’ai aperçu bien des imita-
tions et contrefaçons. Mais c’est égal, auprès de quelques artistes,
nous trouverons de quoi vraiment nous enrichir la conscience, et il
suffit.
Il suffit du moins à mon projet. Mais plus d’un lecteur ne me
l’accordera point. Et je ne prétends pas le convaincre. Il est des façons
diverses de goûter les œuvres de l’art. Les artistes eux-mêmes ne
s’entendent pas les uns les autres, et je remarque d’autant mieux
leurs différentes conceptions de l’art, que je les ai tour à tour essayées
pour mon compte. A présent, étant parvenu à un point de vue qui
me semble central et humain, je considère ceux que j’ai dépassés
comme les degrés successifs d’une initiation, légitimes chacun à son
rang, pour préparer au degré supérieur. Parmi les gens du métier,