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Le talent élève, le caractère soutient. Le
caractère seul donne la mesure du succès
auquel le talent peut prétendre.
On dit des jeunes musiciens, trop engoués
des fioritures, qu'ils cherchent « la petite
bête;» on ne saurait faire le même reproche
aux jeunes peintres.
Dans l’art, comme dans la nature, les
beautés naissent des contrastes.
Sous prétexte d’être naturel, on voit au-
jourd’hui des talents borgnes supprimer dans
leurs œuvres bossues, la splendide diversité
qu’étale la nature, diversité de forme, de
couleur, de lumière, d’action et d’expression.
Ces grossiers imitateurs vulgarisent tout ce
qu’ils touchent et calomnient tout ce qu’ils
montrent.
« Ce n’est pas ma faute si je manque d’es-
prit, disait un niais, on m’a changé en nour-
rice ! » Les niais de la peinture n’auront plus
à s’excuser ainsi, pour peu que l’école de
l’ignorance prévaille. Ne rien lire, n’écouter
aucun maître et s’enfoncer dans les bois,
voilà sa doctrine. Soit! mais ceux qui s’en-
foncent dans les bois devraient bien y rester.
Les régiments d’infanterie longtemps of-
fusqués par la grandeur de leurs tambours
majors en ont enfin obtenu la suppression ;
les pious-pious des régiments d’artistes de-
mandent une suppression analogue : allez
dans leurs cantines et vous y entendrez,
chaque soir, comment ils parlent de celui
qui les précède et les dépasse.
Le mouvement de la civilisation fait naître
le besoin de la nouveauté ; l’emploi use les
hommes, le frottement use les choses et l’on
veut, à certains moments, d’autres formes,
d’autres visages. Ils apparaissent bientôt pour
inaugurer (dit-on) une ère de progrès ; puis,
usés à leur tour, donnent lieu à une nouvelle
évolution, ni plus, ni moins progressive que
la précédente. Il est seulemeut fâcheux que
le plaisir d’avoir du neuf ne s’allie pas d’avan-
tage à la certitude d’avoir du mieux.
D’après le Talmud, «le monde ressemble
à une roue entourant des seaux, tandis que
l’un se vide, l’autre s’emplit. » — Réflexion
immédiate d’un emballeur : les seaux font
toujours la roue; mais il en faut beaucoup
pour former un Cercle.
Félix S.
Nous empruntons bien rarement notre copie aux
autres, mais nous avons cru pouvoir nous départir
aujourd’hui de cette règle en faveur de l’article
qu’on va lire et que nous prenons à l’Actualité.
Jamais tableau plus nerveux et plus exact n’a été
tracé d’une situation vraie dans le monde actuel
des arts et de la littérature.
LES RATEURS DE TRAIN.
Place aux jeunes !
(Les affamés.1
Tant qu’on n’est pas parvenu à tra-
duire fidèlement l’image qu’on voit au
dedans de soi, ce n’est pas la peine de
donner son tableau au public.
(X)
Qu’ils sont nombreux, ces malheureux !
C’est la grande phalange des incompris ;
c’est la bohème noire, sinistre, sans jeunesse,
en cheveux gris. C’est la race des aboyeurs
au soleil, à tout ce qui brille, à tout ce qui
réussit!
Ils se réunissent quelquefois en troupeau
pour essayer de mordre, mais ils rentrent
bientôt dans leur tanière et leur impuissance.
Ils n’arrivent à démontrer que leur guenille
morale !
Il faut les plaindre et non les condamner.
Ils souffrent ! Ilssouffrent énormément, et nul
ne peut apporter un soulagement à leurs souf-
frances : peut-on faire vivre un fœtus?
On les appelle rateurs de train, parce qu’ils
ont raté celui qui donne le droit à la vie.
Ils ont passé l’adolescence, la jeunesse,
l’âge mûr, la vieillesse souvent, à courir cha-
que jour à la gare, dans l’espoir de monter
dans ce bienheureux train qui, chaque jour,
leur passait sous le nez. Aussi, à ce triste mé-
tier, les meilleures natures deviennent-elles
féroces. Le caractère s’aigrit et la bile se
change en venin; le cœur se fait haineux et
l’esprit envieux; l’homme devient hargneux
et pardessus tout malheureux. Il perd le sen-
timent du juste et de l’injuste, du vrai et du
faux. La passion s’allume et consume la
raison.
Ces rateurs de train s’incorporent alors
dans le groupe des ennemis de la société ; ils
deviennent les comparses inactifs et sans force
des démolisseurs, quelle que soit la secte de
ceux-ci et quels que soient leurs procédés. Ils
nient Dieu, trouvant qu’il n’existe pas, puis-
qu’il n’a rien fait pour eux !
Ils acclament l’apôtre des théories les plus
sauvages, d’où qu’il sorte. C’est un martyr
— comme eux!
Ils crachent sur leurs dieux et se rient, en
grimaçant, du savoir éternel. N’est-ce pas
ceux-ci qui leur barrent le passage à la gloire?
Ils méprisent les succès, les honneurs rendus
aux vaillants. Ils font bon marché de distinc-
tions qui leur échapperont toujours.
Ces malheureux accusent le sort lorsqu’ils
ne devraient accuser que leur paresse, leur
ignorance, leur faux orgueil, leur vanité de
cabotin! Ils oublient qu’il est une loi divine
et une loi de nature qui dit aux hommes :
Rien sans efforts Et l’effort seul est noble,
respectable — qu’il aboutisse ou qu’il n’abou-
tisse pas, — car là le sort joue son rôle.
Non, à peine partis — le plus souvent sur
un faux départ, — ils voudraient être arrivés;
ils voudraient ériger en principes, en dogme,
leur non-savoir, leur fainéantise, leur im-
puissance à produire quoi que ce soit de rai-
sonnable.
A quoi sert d’apprendre?— Le travail ne
peut doubler les facultés instinctives. — il
n’y a pas de facultés apprises. — Nous som-
mes des novateurs.
Quand on ne sait rien, on se croit facile-
ment des idées neuves.
Ils savent cependant toutes choses, excepté
les chores les plus élémentaires, l'a b c de leur
métier.
A quoi bon faire œuvre d’artiste en passant
de l’idée à l’expression? Ils n’ont point à ex-
primer ce qu’ils n’ont pas.
La Vie de Bohême de ce pauvre Mürger et
l’outrecuidance de Courbet ont gangrené ces
malheureux. Du livre du premier, ils ont
pris les erreurs de jeunesse d’hommes de va-
leur pour la vie même. Des œuvres du se-
cond, ils n’ont vu que les impuissances et les
grossièretés du personnage pour s’en faire un
code. La vraie et grande valeur du peintre,
son utilité pratiqué, leur a échappé.
Ces rateurs de train sont spécialement des
peintres.
Le musicien trouve une place dans un or-
chestre qui lui donne le pain quotidien.
Le sculpteur, quand il a un grain de bon
sens, se fait ornemaniste.
L’écrivain devient reporter
L’architecte se fait maître maçon.
Mais le peintre?
Ses aspirations mal définies, son faux or-
gueil, son ignorance du métier l’empêchent
le plus souvent d’aborder la profession de
peintre-décorateur.
Ces peintres rencontfent quelquefois sur
leur route un cœur naïf,au gousset bien garni.
Alors ils se l’accaparent. Ils se disent les in-
compris, les jeunes, puisqu’ils attendent tou-
jours les succès et les récompenses ; ils se font
la courte échelle ; ils ont l’admiration mu-
tuelle. Delacroix, Decamps, Rousseau, Mil-
let, Corot, tous les maîtres glorieux ont eu
— comme eux — des commencements péni-
bles. Aujourd’hui on couvre d’or leurs œu-
vres, comme on couvrira bientôt les leurs...
Lorsque tous les camarades ont placé un
tableau à cet amateur candide, lorsque la
récolte est faite, ils le lâchent pour courir à
la recherche d’un autre naïf, qu’ils griseront
à son tonr en faisant vibrer toutes les cordes
sensibles : bonté d’âme, intérêt, vanité, flat-
terie. Ils ressemblent alors à une fourmilière
d’insectes qui se précipitent sur un fruit
tombé de l'arbre.
Le hasard des expositions, la loterie, des
recommandations quémandées, leur font, de
temps en temps, vendre un tableau. Ils ont
encore la ressource du budget des Beaux-
Arts qui, en-pratique, est un budget de bien-
faisance. Ces subsides du gouvernement leur
permettent de vivoter, je ne dis pas de vivre.
Plus heureux sont les graveurs ! Nous avons
le bonheur d’en posséder huit qui ont coûté,
Le talent élève, le caractère soutient. Le
caractère seul donne la mesure du succès
auquel le talent peut prétendre.
On dit des jeunes musiciens, trop engoués
des fioritures, qu'ils cherchent « la petite
bête;» on ne saurait faire le même reproche
aux jeunes peintres.
Dans l’art, comme dans la nature, les
beautés naissent des contrastes.
Sous prétexte d’être naturel, on voit au-
jourd’hui des talents borgnes supprimer dans
leurs œuvres bossues, la splendide diversité
qu’étale la nature, diversité de forme, de
couleur, de lumière, d’action et d’expression.
Ces grossiers imitateurs vulgarisent tout ce
qu’ils touchent et calomnient tout ce qu’ils
montrent.
« Ce n’est pas ma faute si je manque d’es-
prit, disait un niais, on m’a changé en nour-
rice ! » Les niais de la peinture n’auront plus
à s’excuser ainsi, pour peu que l’école de
l’ignorance prévaille. Ne rien lire, n’écouter
aucun maître et s’enfoncer dans les bois,
voilà sa doctrine. Soit! mais ceux qui s’en-
foncent dans les bois devraient bien y rester.
Les régiments d’infanterie longtemps of-
fusqués par la grandeur de leurs tambours
majors en ont enfin obtenu la suppression ;
les pious-pious des régiments d’artistes de-
mandent une suppression analogue : allez
dans leurs cantines et vous y entendrez,
chaque soir, comment ils parlent de celui
qui les précède et les dépasse.
Le mouvement de la civilisation fait naître
le besoin de la nouveauté ; l’emploi use les
hommes, le frottement use les choses et l’on
veut, à certains moments, d’autres formes,
d’autres visages. Ils apparaissent bientôt pour
inaugurer (dit-on) une ère de progrès ; puis,
usés à leur tour, donnent lieu à une nouvelle
évolution, ni plus, ni moins progressive que
la précédente. Il est seulemeut fâcheux que
le plaisir d’avoir du neuf ne s’allie pas d’avan-
tage à la certitude d’avoir du mieux.
D’après le Talmud, «le monde ressemble
à une roue entourant des seaux, tandis que
l’un se vide, l’autre s’emplit. » — Réflexion
immédiate d’un emballeur : les seaux font
toujours la roue; mais il en faut beaucoup
pour former un Cercle.
Félix S.
Nous empruntons bien rarement notre copie aux
autres, mais nous avons cru pouvoir nous départir
aujourd’hui de cette règle en faveur de l’article
qu’on va lire et que nous prenons à l’Actualité.
Jamais tableau plus nerveux et plus exact n’a été
tracé d’une situation vraie dans le monde actuel
des arts et de la littérature.
LES RATEURS DE TRAIN.
Place aux jeunes !
(Les affamés.1
Tant qu’on n’est pas parvenu à tra-
duire fidèlement l’image qu’on voit au
dedans de soi, ce n’est pas la peine de
donner son tableau au public.
(X)
Qu’ils sont nombreux, ces malheureux !
C’est la grande phalange des incompris ;
c’est la bohème noire, sinistre, sans jeunesse,
en cheveux gris. C’est la race des aboyeurs
au soleil, à tout ce qui brille, à tout ce qui
réussit!
Ils se réunissent quelquefois en troupeau
pour essayer de mordre, mais ils rentrent
bientôt dans leur tanière et leur impuissance.
Ils n’arrivent à démontrer que leur guenille
morale !
Il faut les plaindre et non les condamner.
Ils souffrent ! Ilssouffrent énormément, et nul
ne peut apporter un soulagement à leurs souf-
frances : peut-on faire vivre un fœtus?
On les appelle rateurs de train, parce qu’ils
ont raté celui qui donne le droit à la vie.
Ils ont passé l’adolescence, la jeunesse,
l’âge mûr, la vieillesse souvent, à courir cha-
que jour à la gare, dans l’espoir de monter
dans ce bienheureux train qui, chaque jour,
leur passait sous le nez. Aussi, à ce triste mé-
tier, les meilleures natures deviennent-elles
féroces. Le caractère s’aigrit et la bile se
change en venin; le cœur se fait haineux et
l’esprit envieux; l’homme devient hargneux
et pardessus tout malheureux. Il perd le sen-
timent du juste et de l’injuste, du vrai et du
faux. La passion s’allume et consume la
raison.
Ces rateurs de train s’incorporent alors
dans le groupe des ennemis de la société ; ils
deviennent les comparses inactifs et sans force
des démolisseurs, quelle que soit la secte de
ceux-ci et quels que soient leurs procédés. Ils
nient Dieu, trouvant qu’il n’existe pas, puis-
qu’il n’a rien fait pour eux !
Ils acclament l’apôtre des théories les plus
sauvages, d’où qu’il sorte. C’est un martyr
— comme eux!
Ils crachent sur leurs dieux et se rient, en
grimaçant, du savoir éternel. N’est-ce pas
ceux-ci qui leur barrent le passage à la gloire?
Ils méprisent les succès, les honneurs rendus
aux vaillants. Ils font bon marché de distinc-
tions qui leur échapperont toujours.
Ces malheureux accusent le sort lorsqu’ils
ne devraient accuser que leur paresse, leur
ignorance, leur faux orgueil, leur vanité de
cabotin! Ils oublient qu’il est une loi divine
et une loi de nature qui dit aux hommes :
Rien sans efforts Et l’effort seul est noble,
respectable — qu’il aboutisse ou qu’il n’abou-
tisse pas, — car là le sort joue son rôle.
Non, à peine partis — le plus souvent sur
un faux départ, — ils voudraient être arrivés;
ils voudraient ériger en principes, en dogme,
leur non-savoir, leur fainéantise, leur im-
puissance à produire quoi que ce soit de rai-
sonnable.
A quoi sert d’apprendre?— Le travail ne
peut doubler les facultés instinctives. — il
n’y a pas de facultés apprises. — Nous som-
mes des novateurs.
Quand on ne sait rien, on se croit facile-
ment des idées neuves.
Ils savent cependant toutes choses, excepté
les chores les plus élémentaires, l'a b c de leur
métier.
A quoi bon faire œuvre d’artiste en passant
de l’idée à l’expression? Ils n’ont point à ex-
primer ce qu’ils n’ont pas.
La Vie de Bohême de ce pauvre Mürger et
l’outrecuidance de Courbet ont gangrené ces
malheureux. Du livre du premier, ils ont
pris les erreurs de jeunesse d’hommes de va-
leur pour la vie même. Des œuvres du se-
cond, ils n’ont vu que les impuissances et les
grossièretés du personnage pour s’en faire un
code. La vraie et grande valeur du peintre,
son utilité pratiqué, leur a échappé.
Ces rateurs de train sont spécialement des
peintres.
Le musicien trouve une place dans un or-
chestre qui lui donne le pain quotidien.
Le sculpteur, quand il a un grain de bon
sens, se fait ornemaniste.
L’écrivain devient reporter
L’architecte se fait maître maçon.
Mais le peintre?
Ses aspirations mal définies, son faux or-
gueil, son ignorance du métier l’empêchent
le plus souvent d’aborder la profession de
peintre-décorateur.
Ces peintres rencontfent quelquefois sur
leur route un cœur naïf,au gousset bien garni.
Alors ils se l’accaparent. Ils se disent les in-
compris, les jeunes, puisqu’ils attendent tou-
jours les succès et les récompenses ; ils se font
la courte échelle ; ils ont l’admiration mu-
tuelle. Delacroix, Decamps, Rousseau, Mil-
let, Corot, tous les maîtres glorieux ont eu
— comme eux — des commencements péni-
bles. Aujourd’hui on couvre d’or leurs œu-
vres, comme on couvrira bientôt les leurs...
Lorsque tous les camarades ont placé un
tableau à cet amateur candide, lorsque la
récolte est faite, ils le lâchent pour courir à
la recherche d’un autre naïf, qu’ils griseront
à son tonr en faisant vibrer toutes les cordes
sensibles : bonté d’âme, intérêt, vanité, flat-
terie. Ils ressemblent alors à une fourmilière
d’insectes qui se précipitent sur un fruit
tombé de l'arbre.
Le hasard des expositions, la loterie, des
recommandations quémandées, leur font, de
temps en temps, vendre un tableau. Ils ont
encore la ressource du budget des Beaux-
Arts qui, en-pratique, est un budget de bien-
faisance. Ces subsides du gouvernement leur
permettent de vivoter, je ne dis pas de vivre.
Plus heureux sont les graveurs ! Nous avons
le bonheur d’en posséder huit qui ont coûté,