N° 14
31 Juillet 1877.
Dix-neuvième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTERATURE
paraissant deux fois par mois, sous la direction de M. Ad. S1RET, membre de l’Académie royale de Belgique, membre correspondant
de la Commission royale des monuments, membre de l’Institut des provinces de France, de la Société française d’Archéologie, etc,
OIS- S’-A-BOlSrisrjBj : à Anvers, chez TESSARO, éditeur; à Bruxelles, chez DECQ et
DUHENT et chez MUQUARDT; à Gand, chez HOSTE et chez ROGGHÉ ; à Liège, chez DE SOER
et chez DECQ ; à Louvain, chez Ch. PEETERS ; dans les autres villes, chez tous les libraires. Pour
l’Allemagne, la Russie et l’Amérique : C. MUQUARDT. La France : DUSACQ et Cie, Paris. Pour
la Hollande : MARTINUS NYHOFF, à la Haye. - PRIX P’ABONN-KMKNT :
pour toute la Belgique (port compris). Par an, 9 fr. — Etranger (port compris) : Allemagne, Angle-
terre, France, Hollande, Italie et Suisse, 12 fr. Pour les autres pays, même prix, le port en sus. —
I.UA-T^ JSTJMlïHO :50 c. —• et Insertions extraordi-
naires : 2 fr. la ligne — Pour les grandes annonces on traite à forfait. — -AJSnNJ"OjS"CISS :
40 c. la ligne. — Pvar tout ce qui regarde l’Administration ou les annonces s’adresser à l’Admi-
nistration, rued Progrès, 28, ù St-Nicolas (Flandre orientale) ou a Louvain, rue Marie-Thérèse,22.
— Il pourra être rendu compte des ouvrages dont un exemplaire sera adressé à la rédaction.
SOMMAIRE. Belgique : Edgard Tinel. — Charles
De Brou. — Entrefilets. — Exposition de Na-
mur. — Eaux-Fortes de Leys. — L’avant dernier
palais des Beaux-Arts. — France : Correspon-
dance particulière : Les envois de Rome. —
Raymond Bordeaux. — Chronique générale. —
Annonces
Belgique.
EDGARD TINEL.
GRAND PRIX DE ROME.
Edgard Tinel vient d’être nommé à l'una-
nimité du jury vainqueur dans le concours
musical du grand prix de Rome. Il a 22 ans.
Tout le monde a vu aux vitrines des
marchands de musique la photographie de
Tinel ; figure encadrée de longs cheveux,
physionomie sympathique, rêveuse et comme
toute noyée dans un flot de mélancolique
poésie.
Tinel est le fils d’un instituteur de Sinay
(Arrondissement de Saint-Nicolas), homme
intelligent, courageux, musicien lui-même
et qui eut pour ses nombreux enfants un dé-
vouement sans bornes. Hélas! il ne verra
point le beau triomphe de son cher fils ; il
est mort l’année dernière accablé de travail
et de soucis. Edgard qui dût sa première
éducation musicale à son père, qui était aussi
organiste,débuta vers l’âge de 8 ans avec son
frère, autre musicien richement doué et son
cadet, je pense, à Saint-Nicolas, dans un
concert. Après quoi il entra au Conservatoire
royal de Bruxelles où il fut recommandé à
Fétis. Il fit de rapides progrès; il composa
très-jeune encore des morceaux pour piano
qui ont été remarqués et que de grands
musiciens ont approuvé.
Lorsqu’il est entré en loge, on visita,
d’après les réglements ses effets et ses livres.
De ceux-ci, il n’y en avait que deux : L'Imi-
tation de Jésus-Christ et les Harmonies de
Lamartine.
Aujourd’hui le voilà Maître. Son sort est
assuré; sans aucun doute, il sera l’orgueil de
son pays.
Il y a une douzaine d’années, lorsque
je constutai les instincts de cet enfant, je le
fis produire devant Fétis, qui l'écouta avec
un ravissement recueilli et dit, non sans une
certaine exaltation : l’année prochaine nous
parlerons de lui,
L’année suivante, ne voyant dans Tinel
que le pianiste et non le compositeur qui n’y
était pas encore, il me dit :
« Cet enfant est âgé aujourd’hui de dix ans.
S’il ne survient rien de fâcheux, si les choses
suivent leur cours régulier, si le monde ne
l’absorbe point, si l’amour-propre et la vanité
ne tuent pas ce qui s’agite là dedans, Edgard
Tinel deviendra le plus grand pianiste de
l’Europe. »
Je suis heureux de rappeler, dans les cir-
constances présentes,cette parole de l’illustre
maître, AD. SlRET.
CIIakLES DE BROU.
La Belgique vient de perdre un de ses
travailleurs d’art les plus distingués dont la
destinée utile et étrange ne doit point passer
inaperçue.
Charles De Brou est né à Bruxelles en
1811. Dans sa jeunesse une gageure impru-
dente lui brisa les reins : il avait, pour prou-
ver sa force, parié de soulever une poutre
énorme. 11 y réussit mais il y laissa sinon
la vie du moins les ressorts qui la font mou-
voir. On dut le mettre au lit... il y resta
vingt-deux ans! Ce long et cruel supplice
lut adouci dans la mesure du possible par
une sollicitude princière qui depuis le jour
du fatal accident arrivé à De Brou jusqu’à
l’heure de sa mort, 11’a pas cessé un seul
instant de se manifester par les prévenances
les plus délicates et les plus intelligentes. Je
n’insisterai plus sur cet admirable détail :
il y a des œuvres que Dieu seul doit con-
naître et bénir.
Cloué sur son lit de douleurs De Brou qui
avait,reçu une éducation distinguée et qui
s’était voué à l’étude des arts, eut bien vite
trouvé ce qui lui fallait pour passer le temps
et tromper ses douleurs. La peinture, la gra-
vure,la bibliographie et l’iconographie furent
ses anges consolateurs. La vie active du
corps lui étant interdite il développa dans
une large mesure la vie de l’intelligence. Il
s’occupa d’abord avec frénésie des peintres
gothiquesetde leurs œuvres ; il parvint dans
cetle partie à un degré de science analytique
que peu d’hommes ont eu en partage. On lui
envoyait les œuvres célèbres qu’il ne pouvait
aller voir, il les comparait patiemment entre
elles et finit par acquérir dans l’étude des
vieux maîtres une notoriété reconnue de
l’Europe entière. Il déploya la même ardeur
dans l’étude des gravures anciennes et dans
la connaissance des livres. Il a admirable-
ment copié quelques chefs d’œuvres de l’art
flamand en peinture et en gravure; il a repro-
duit. avec une pointe irréprochable, les plus
belles miniatures des manuscrits de la biblio-
thèque de Bourgogne.
Un ami commun me transmet à ce sujet
quelques détails que je suis heureux de
transcrire ici :
« Ce n’était pas seulement un bon peintre,
un excellent graveur, mais c’était avant tout
un iconophile vraiment extraordinaire. Il
m’est arrivé plus de vingt fois de lui deman-
der son avis sur des planches inconnues ou
mal déterminées ; jamais son tact, son éru-
dition n’ont été mis en défaut. Et puis, les
livres du quinzième siècle! quel vaste trésor
de connaissances n’avait-il pas ramassées
pendant ces longues années de réclusion,
de souffrances et de méditations! Il touchait
à toutes les questions de date, d’origine,
avec une main sûre et un aplomb inouï. Dans
les bons moments nous avions formé des
projets de publications intéressantes desti-
nées à répandre la connaissance des gra-
vures anciennes et de leurs auteurs. Un de
ses derniers travaux fut une étude malheu-
reusement inachevée sur l’œuvre de Fr. IIo-
genbergh, connue sous le titrede U’enlréede
Charles-Quint et son couronnement comme
empereur romain, à Bolognejen 1550. Jusqu'à
présent cette œuvre de Hogenberg, était im-
parfaitement connue; De Brou entreprit d’en
déterminer les divers états et tous les chan-
gements apportés à ces planches curieuses.
Les notes prises sur sept états bien déter-
minés sont là. Espérons qu’un jour un homme
capable s’occupera de mettre ce travail au
jour.
»Uu autre travail de De Brou également
inachevé, est l’histoire de Robert Péril, le
graveur sur bois qui a publié, à Anvers,
plusieurs planches très curieuses et très
rares. Le chr Léon de Burbure avait déjà
publié sur ce graveur une notice dans les
Bulletins de ! Académie, mais cela ne suffisait
pas : la maison d’Arenberg avait dans ses
collections les .éléments nécessaires pour
compléter le travail de l’honorable acadé’
micien. »
31 Juillet 1877.
Dix-neuvième Année.
JOURNAL DES BEAUX-ARTS
ET DE LA LITTERATURE
paraissant deux fois par mois, sous la direction de M. Ad. S1RET, membre de l’Académie royale de Belgique, membre correspondant
de la Commission royale des monuments, membre de l’Institut des provinces de France, de la Société française d’Archéologie, etc,
OIS- S’-A-BOlSrisrjBj : à Anvers, chez TESSARO, éditeur; à Bruxelles, chez DECQ et
DUHENT et chez MUQUARDT; à Gand, chez HOSTE et chez ROGGHÉ ; à Liège, chez DE SOER
et chez DECQ ; à Louvain, chez Ch. PEETERS ; dans les autres villes, chez tous les libraires. Pour
l’Allemagne, la Russie et l’Amérique : C. MUQUARDT. La France : DUSACQ et Cie, Paris. Pour
la Hollande : MARTINUS NYHOFF, à la Haye. - PRIX P’ABONN-KMKNT :
pour toute la Belgique (port compris). Par an, 9 fr. — Etranger (port compris) : Allemagne, Angle-
terre, France, Hollande, Italie et Suisse, 12 fr. Pour les autres pays, même prix, le port en sus. —
I.UA-T^ JSTJMlïHO :50 c. —• et Insertions extraordi-
naires : 2 fr. la ligne — Pour les grandes annonces on traite à forfait. — -AJSnNJ"OjS"CISS :
40 c. la ligne. — Pvar tout ce qui regarde l’Administration ou les annonces s’adresser à l’Admi-
nistration, rued Progrès, 28, ù St-Nicolas (Flandre orientale) ou a Louvain, rue Marie-Thérèse,22.
— Il pourra être rendu compte des ouvrages dont un exemplaire sera adressé à la rédaction.
SOMMAIRE. Belgique : Edgard Tinel. — Charles
De Brou. — Entrefilets. — Exposition de Na-
mur. — Eaux-Fortes de Leys. — L’avant dernier
palais des Beaux-Arts. — France : Correspon-
dance particulière : Les envois de Rome. —
Raymond Bordeaux. — Chronique générale. —
Annonces
Belgique.
EDGARD TINEL.
GRAND PRIX DE ROME.
Edgard Tinel vient d’être nommé à l'una-
nimité du jury vainqueur dans le concours
musical du grand prix de Rome. Il a 22 ans.
Tout le monde a vu aux vitrines des
marchands de musique la photographie de
Tinel ; figure encadrée de longs cheveux,
physionomie sympathique, rêveuse et comme
toute noyée dans un flot de mélancolique
poésie.
Tinel est le fils d’un instituteur de Sinay
(Arrondissement de Saint-Nicolas), homme
intelligent, courageux, musicien lui-même
et qui eut pour ses nombreux enfants un dé-
vouement sans bornes. Hélas! il ne verra
point le beau triomphe de son cher fils ; il
est mort l’année dernière accablé de travail
et de soucis. Edgard qui dût sa première
éducation musicale à son père, qui était aussi
organiste,débuta vers l’âge de 8 ans avec son
frère, autre musicien richement doué et son
cadet, je pense, à Saint-Nicolas, dans un
concert. Après quoi il entra au Conservatoire
royal de Bruxelles où il fut recommandé à
Fétis. Il fit de rapides progrès; il composa
très-jeune encore des morceaux pour piano
qui ont été remarqués et que de grands
musiciens ont approuvé.
Lorsqu’il est entré en loge, on visita,
d’après les réglements ses effets et ses livres.
De ceux-ci, il n’y en avait que deux : L'Imi-
tation de Jésus-Christ et les Harmonies de
Lamartine.
Aujourd’hui le voilà Maître. Son sort est
assuré; sans aucun doute, il sera l’orgueil de
son pays.
Il y a une douzaine d’années, lorsque
je constutai les instincts de cet enfant, je le
fis produire devant Fétis, qui l'écouta avec
un ravissement recueilli et dit, non sans une
certaine exaltation : l’année prochaine nous
parlerons de lui,
L’année suivante, ne voyant dans Tinel
que le pianiste et non le compositeur qui n’y
était pas encore, il me dit :
« Cet enfant est âgé aujourd’hui de dix ans.
S’il ne survient rien de fâcheux, si les choses
suivent leur cours régulier, si le monde ne
l’absorbe point, si l’amour-propre et la vanité
ne tuent pas ce qui s’agite là dedans, Edgard
Tinel deviendra le plus grand pianiste de
l’Europe. »
Je suis heureux de rappeler, dans les cir-
constances présentes,cette parole de l’illustre
maître, AD. SlRET.
CIIakLES DE BROU.
La Belgique vient de perdre un de ses
travailleurs d’art les plus distingués dont la
destinée utile et étrange ne doit point passer
inaperçue.
Charles De Brou est né à Bruxelles en
1811. Dans sa jeunesse une gageure impru-
dente lui brisa les reins : il avait, pour prou-
ver sa force, parié de soulever une poutre
énorme. 11 y réussit mais il y laissa sinon
la vie du moins les ressorts qui la font mou-
voir. On dut le mettre au lit... il y resta
vingt-deux ans! Ce long et cruel supplice
lut adouci dans la mesure du possible par
une sollicitude princière qui depuis le jour
du fatal accident arrivé à De Brou jusqu’à
l’heure de sa mort, 11’a pas cessé un seul
instant de se manifester par les prévenances
les plus délicates et les plus intelligentes. Je
n’insisterai plus sur cet admirable détail :
il y a des œuvres que Dieu seul doit con-
naître et bénir.
Cloué sur son lit de douleurs De Brou qui
avait,reçu une éducation distinguée et qui
s’était voué à l’étude des arts, eut bien vite
trouvé ce qui lui fallait pour passer le temps
et tromper ses douleurs. La peinture, la gra-
vure,la bibliographie et l’iconographie furent
ses anges consolateurs. La vie active du
corps lui étant interdite il développa dans
une large mesure la vie de l’intelligence. Il
s’occupa d’abord avec frénésie des peintres
gothiquesetde leurs œuvres ; il parvint dans
cetle partie à un degré de science analytique
que peu d’hommes ont eu en partage. On lui
envoyait les œuvres célèbres qu’il ne pouvait
aller voir, il les comparait patiemment entre
elles et finit par acquérir dans l’étude des
vieux maîtres une notoriété reconnue de
l’Europe entière. Il déploya la même ardeur
dans l’étude des gravures anciennes et dans
la connaissance des livres. Il a admirable-
ment copié quelques chefs d’œuvres de l’art
flamand en peinture et en gravure; il a repro-
duit. avec une pointe irréprochable, les plus
belles miniatures des manuscrits de la biblio-
thèque de Bourgogne.
Un ami commun me transmet à ce sujet
quelques détails que je suis heureux de
transcrire ici :
« Ce n’était pas seulement un bon peintre,
un excellent graveur, mais c’était avant tout
un iconophile vraiment extraordinaire. Il
m’est arrivé plus de vingt fois de lui deman-
der son avis sur des planches inconnues ou
mal déterminées ; jamais son tact, son éru-
dition n’ont été mis en défaut. Et puis, les
livres du quinzième siècle! quel vaste trésor
de connaissances n’avait-il pas ramassées
pendant ces longues années de réclusion,
de souffrances et de méditations! Il touchait
à toutes les questions de date, d’origine,
avec une main sûre et un aplomb inouï. Dans
les bons moments nous avions formé des
projets de publications intéressantes desti-
nées à répandre la connaissance des gra-
vures anciennes et de leurs auteurs. Un de
ses derniers travaux fut une étude malheu-
reusement inachevée sur l’œuvre de Fr. IIo-
genbergh, connue sous le titrede U’enlréede
Charles-Quint et son couronnement comme
empereur romain, à Bolognejen 1550. Jusqu'à
présent cette œuvre de Hogenberg, était im-
parfaitement connue; De Brou entreprit d’en
déterminer les divers états et tous les chan-
gements apportés à ces planches curieuses.
Les notes prises sur sept états bien déter-
minés sont là. Espérons qu’un jour un homme
capable s’occupera de mettre ce travail au
jour.
»Uu autre travail de De Brou également
inachevé, est l’histoire de Robert Péril, le
graveur sur bois qui a publié, à Anvers,
plusieurs planches très curieuses et très
rares. Le chr Léon de Burbure avait déjà
publié sur ce graveur une notice dans les
Bulletins de ! Académie, mais cela ne suffisait
pas : la maison d’Arenberg avait dans ses
collections les .éléments nécessaires pour
compléter le travail de l’honorable acadé’
micien. »