PAYSANNE'
(suite)
SECONDE PARTIE
Pour être parfaitement heureux, il n’est pas toujours
besoin d’éléments rares et compliqués. Lorsqu’on est doué
d’une grande tranquillité d’âme, d’une assurance imper-
turbable, d’un égoïsme doux et d’une conviction intime
de sa propre valeur ; lorsqu’en plus on possède un bon
estomac, que la bourse est bien remplie et que le succès
est à peu près assuré toujours et quand même — on serait
bien ingrat envers le sort si l’on n’était pas heureux. Jean
Dumont, autrement Johann du Mont, n’était pas ingrat
envers le sort : il était parfaitement heureux. Sa large
figure, d’une correction un peu banale, encadrée de che-
veux ondulés, trop longs, rayonnait; il n’avait que mépris
pour les pessimistes de notre temps : des ratés, tous. Il
avait réussi, lui ; que ne réussissaient-ils ?
Et le fait est qu’il avait joliment réussi, du Mont! On
s’explique difficilement parfois certains engouements delà
mode, peu justifiés, ce semble. Mais l’humanité, au fond,
aime la médiocrité : elle répugne à l’effort ; le sublime en
art n’est pas toujours amusant. Certaines réputations
incontestables et incontestées sont admises par la foule
parce qu’elles sont imposées ; mais, une fois l’hommage
rendu au génie, cette même foule se dédommage par des
admirations niaises. Du Mont était l’enfant gâté de la
foule. Les critiques étaient parfois sévères et traitaient
durement ses petites toiles léchées, propres, jolies, spiri-
tuelles, d’un esprit à la portée de tous; mais l’heureux
peintre haussait alors ses épaules : de la jalousie, quoi !
Il affichait, plus encore que ses confrères, ce qui n’est pas
peu dire, le mépris des critiques d’art : des dénigreurs à
trois sous la ligne! Il répétait avec complaisance cette
bêtise courante : « Qu’ils en fassent donc autant ! » et il
énumérait avec une satisfaction souriante les commandes
qui lui venaient de l’étranger plus encore que de France;
il faisait allusion à son petit hôtel, à ses chevaux. Quelle
réponse plus triomphante pouvait-on faire à des écrivas-
siers grincheux! La vanité et l’égoïsme souriant de du
Mont étaient tellement naïfs, étalés avec une telle incon-
science, qu’ils désarmaient : il ne restait plus qu’à en rire.
Mais si, chez lui, la vanité était naïve, le fond de sa
nature n’avait rien à voir avec la naïveté. Il avait mené sa
barque supérieurement. Plus jeune, il avait joué au mon-
dain, et si on le classait parmi les notabilités du tout-
Paris, s’il avait l’air de faire de la peinture en grand sei-
gneur, pour s’amuser, au milieu des élégances de son
atelier tout charmant, vêtu d’un costume en velours Van
Dyck; s’il faisait tout cela, ce n’était pas seulement que
chez lui le « cabotin » était plus apparent encore que chez
la plupart des peintres, c’était aussi qu’il appréciait à sa
juste valeur la mise en scène.
Le résultat lui donna raison. Une année après la sou-
daine disparition d’Etienne Larcher, Johann du Mont
épousait la fille d’un banquier extrêmement riche. Sa pas-
sion pour la belle actrice, cette trahison d’un ami que
Larcher avait prise si tragiquement, n’avait été pour lui
qu’un épisode, dont quelques années plus tard il ne se
souvenait que fort vaguement. Quant à Larcher, il l’avait
à peu près oublié.
Un jour de printemps il se rappela pourtant qu’il avait
i. Voir lArt, i3° année, tome Iur, pages 125, 143 et i65.
eu un ami, et qu’il ne s’était pas très bien conduit envers
lui. Ce souvenir lui fut désagréable lorsque, subitement,
ce nom si bien oublié se trouva dans toutes les bouches.
C'était au « vernissage » de l’année 1885, quatre années
après que Larcher eut quitté Paris. Pendant ce temps il
n’avait rien envoyé au Salon ; on le croyait mort. Cette
même année, du Mont avait deux petits tableaux qui fai-
saient sensation ; l’heureux auteur rayonnait. Il ne pouvait
quitter la salle où étaient exposés ses chefs-d’œuvre. Il
riait et causait haut, d’une voix sans timbre qui sonnait
éternellement faux. Ce ne fut que tout à fait vers la fin de
la journée, lorsque la foule commença enfin à se disperser,
qu’il se laissa conduire par sa femme et sa belle-sœur dans
les autres salles pour y voir les « succès » de la journée. Il
avait des mots profonds pour approuver ou dénigrer les
autres peintres qui, à côté de lui, avaient réussi ; il parlait
en oracle. Mais les deux femmes qui l’accompagnaient
avaient trop l’habitude des oracles de Johann pour y faire
grande attention ; l’une d’elles surtout, Mlle Marcelle Barn-
heim, sa belle-sœur.
Enfin le trio s’arrêta devant une toile où quelques
rares visiteurs s’attardaient encore, et du Mont reconnut
parmi eux un critique très influent. En s’éloignant, le cri-
tique dit à un ami :
— C’est un vrai peintre, celui-là !
Du Mont s’accouda pour mieux étudier l’œuvre de ce
« vrai peintre ». C’était le tableau qu’Etienne Larcher
avait intitulé le Soir et que, plus de deux ans après l’avoir
terminé, il s’était enfin décidé à envoyer au Salon. Le
bavard ne parlait plus. Il savait assez son métier pour
comprendre la valeur de cette toile, pour comprendre
aussi l’évolution qui s’était produite dans le talent de ce
modeste travailleur.
— Sapristi, sapristi... murmurait-il en lisant la signa-
ture.
Les deux femmes, fines Parisiennes, très au courant
des choses de l’art, étudiaient aussi le tableau avec grande
attention. Marcelle était artiste; depuis l’âge de dix-huit
ans elle avait fait de la peinture avec passion ; elle déses-
pérait son père en refusant de se marier. Elle passait sa vie
dans son atelier et elle exposait au Salon. Elle n’en deman-
dait pas plus : arrivée à l’âge de vingt-huit ans, elle était
encore fille et jouissait d’une très grande liberté.
C’était une fort jolie personne, grande, svelte, très gra-
cieuse et fine, très élégante aussi, malgré la simplicité
voulue de ses vêtements. Elle était fort brune; un teint
mat sous des cheveux absolument noirs qu’elle portait en
bandeaux lisses, comme pour défier la mode; ses yeux
superbes, généralement comme voilés, se réveillaient par-
fois, et alors on ne voyait plus qu’eux.
— C’est un chef-d’œuvre, dit enfin Marcelle.
— Chef-d’œuvre... chef-d’œuvre! Du Mont n’aimait
pas entendre ce mot appliqué aux tableaux des autres.
— Un pur chef-d’œuvre, dont j’aimerais bien connaître
l’auteur.
— Je le connais, moi... c’est un de mes meilleurs
amis. Je vais lui écrire dès ce soir pour le féliciter !
Du Mont prévoyait que son ancien camarade allait
redevenir quelqu’un. Lorsqu’un homme de talent ne le
(suite)
SECONDE PARTIE
Pour être parfaitement heureux, il n’est pas toujours
besoin d’éléments rares et compliqués. Lorsqu’on est doué
d’une grande tranquillité d’âme, d’une assurance imper-
turbable, d’un égoïsme doux et d’une conviction intime
de sa propre valeur ; lorsqu’en plus on possède un bon
estomac, que la bourse est bien remplie et que le succès
est à peu près assuré toujours et quand même — on serait
bien ingrat envers le sort si l’on n’était pas heureux. Jean
Dumont, autrement Johann du Mont, n’était pas ingrat
envers le sort : il était parfaitement heureux. Sa large
figure, d’une correction un peu banale, encadrée de che-
veux ondulés, trop longs, rayonnait; il n’avait que mépris
pour les pessimistes de notre temps : des ratés, tous. Il
avait réussi, lui ; que ne réussissaient-ils ?
Et le fait est qu’il avait joliment réussi, du Mont! On
s’explique difficilement parfois certains engouements delà
mode, peu justifiés, ce semble. Mais l’humanité, au fond,
aime la médiocrité : elle répugne à l’effort ; le sublime en
art n’est pas toujours amusant. Certaines réputations
incontestables et incontestées sont admises par la foule
parce qu’elles sont imposées ; mais, une fois l’hommage
rendu au génie, cette même foule se dédommage par des
admirations niaises. Du Mont était l’enfant gâté de la
foule. Les critiques étaient parfois sévères et traitaient
durement ses petites toiles léchées, propres, jolies, spiri-
tuelles, d’un esprit à la portée de tous; mais l’heureux
peintre haussait alors ses épaules : de la jalousie, quoi !
Il affichait, plus encore que ses confrères, ce qui n’est pas
peu dire, le mépris des critiques d’art : des dénigreurs à
trois sous la ligne! Il répétait avec complaisance cette
bêtise courante : « Qu’ils en fassent donc autant ! » et il
énumérait avec une satisfaction souriante les commandes
qui lui venaient de l’étranger plus encore que de France;
il faisait allusion à son petit hôtel, à ses chevaux. Quelle
réponse plus triomphante pouvait-on faire à des écrivas-
siers grincheux! La vanité et l’égoïsme souriant de du
Mont étaient tellement naïfs, étalés avec une telle incon-
science, qu’ils désarmaient : il ne restait plus qu’à en rire.
Mais si, chez lui, la vanité était naïve, le fond de sa
nature n’avait rien à voir avec la naïveté. Il avait mené sa
barque supérieurement. Plus jeune, il avait joué au mon-
dain, et si on le classait parmi les notabilités du tout-
Paris, s’il avait l’air de faire de la peinture en grand sei-
gneur, pour s’amuser, au milieu des élégances de son
atelier tout charmant, vêtu d’un costume en velours Van
Dyck; s’il faisait tout cela, ce n’était pas seulement que
chez lui le « cabotin » était plus apparent encore que chez
la plupart des peintres, c’était aussi qu’il appréciait à sa
juste valeur la mise en scène.
Le résultat lui donna raison. Une année après la sou-
daine disparition d’Etienne Larcher, Johann du Mont
épousait la fille d’un banquier extrêmement riche. Sa pas-
sion pour la belle actrice, cette trahison d’un ami que
Larcher avait prise si tragiquement, n’avait été pour lui
qu’un épisode, dont quelques années plus tard il ne se
souvenait que fort vaguement. Quant à Larcher, il l’avait
à peu près oublié.
Un jour de printemps il se rappela pourtant qu’il avait
i. Voir lArt, i3° année, tome Iur, pages 125, 143 et i65.
eu un ami, et qu’il ne s’était pas très bien conduit envers
lui. Ce souvenir lui fut désagréable lorsque, subitement,
ce nom si bien oublié se trouva dans toutes les bouches.
C'était au « vernissage » de l’année 1885, quatre années
après que Larcher eut quitté Paris. Pendant ce temps il
n’avait rien envoyé au Salon ; on le croyait mort. Cette
même année, du Mont avait deux petits tableaux qui fai-
saient sensation ; l’heureux auteur rayonnait. Il ne pouvait
quitter la salle où étaient exposés ses chefs-d’œuvre. Il
riait et causait haut, d’une voix sans timbre qui sonnait
éternellement faux. Ce ne fut que tout à fait vers la fin de
la journée, lorsque la foule commença enfin à se disperser,
qu’il se laissa conduire par sa femme et sa belle-sœur dans
les autres salles pour y voir les « succès » de la journée. Il
avait des mots profonds pour approuver ou dénigrer les
autres peintres qui, à côté de lui, avaient réussi ; il parlait
en oracle. Mais les deux femmes qui l’accompagnaient
avaient trop l’habitude des oracles de Johann pour y faire
grande attention ; l’une d’elles surtout, Mlle Marcelle Barn-
heim, sa belle-sœur.
Enfin le trio s’arrêta devant une toile où quelques
rares visiteurs s’attardaient encore, et du Mont reconnut
parmi eux un critique très influent. En s’éloignant, le cri-
tique dit à un ami :
— C’est un vrai peintre, celui-là !
Du Mont s’accouda pour mieux étudier l’œuvre de ce
« vrai peintre ». C’était le tableau qu’Etienne Larcher
avait intitulé le Soir et que, plus de deux ans après l’avoir
terminé, il s’était enfin décidé à envoyer au Salon. Le
bavard ne parlait plus. Il savait assez son métier pour
comprendre la valeur de cette toile, pour comprendre
aussi l’évolution qui s’était produite dans le talent de ce
modeste travailleur.
— Sapristi, sapristi... murmurait-il en lisant la signa-
ture.
Les deux femmes, fines Parisiennes, très au courant
des choses de l’art, étudiaient aussi le tableau avec grande
attention. Marcelle était artiste; depuis l’âge de dix-huit
ans elle avait fait de la peinture avec passion ; elle déses-
pérait son père en refusant de se marier. Elle passait sa vie
dans son atelier et elle exposait au Salon. Elle n’en deman-
dait pas plus : arrivée à l’âge de vingt-huit ans, elle était
encore fille et jouissait d’une très grande liberté.
C’était une fort jolie personne, grande, svelte, très gra-
cieuse et fine, très élégante aussi, malgré la simplicité
voulue de ses vêtements. Elle était fort brune; un teint
mat sous des cheveux absolument noirs qu’elle portait en
bandeaux lisses, comme pour défier la mode; ses yeux
superbes, généralement comme voilés, se réveillaient par-
fois, et alors on ne voyait plus qu’eux.
— C’est un chef-d’œuvre, dit enfin Marcelle.
— Chef-d’œuvre... chef-d’œuvre! Du Mont n’aimait
pas entendre ce mot appliqué aux tableaux des autres.
— Un pur chef-d’œuvre, dont j’aimerais bien connaître
l’auteur.
— Je le connais, moi... c’est un de mes meilleurs
amis. Je vais lui écrire dès ce soir pour le féliciter !
Du Mont prévoyait que son ancien camarade allait
redevenir quelqu’un. Lorsqu’un homme de talent ne le