148
L’ART.
quitter la ferme Coulhard, s’en aller chercher du travail
ailleurs, — et cependant elle aurait bien voulu rester au
village toujours; et, chaque matin, voir passer le « mon-
sieur peintre ».
Etienne la consolait comme on console un enfant. Il
la soutenait, un bras passé autour de sa taille. Il sentait
qu’elle se trouvait bien ; les forces lui revenaient peu à
peu, mais elle ne cherchait pas à se dégager.
Et la douce nuit de mai se faisait complice de l’amour
irraisonné qui, inconsciemment, remplissait le cœur de la
petite paysanne ; qui envahissait tumultueusement le cœur
du peintre.
Lisette ne pleurait plus, ne parlait pas. Lui, sentait
battre le sang dans ses artères. Très doucement, il renversa
la tête de l’enfant et il l’embrassa sur les lèvres. Lisette ne
se débattit pas, mais ses doux yeux étaient pleins de
reproches, et elle se remit à trembler. Elle trouva pourtant
la force de se lever, et, toute droite, appuyée contre un
arbre, elle lui dit :
— Vous voyez bien, monsieur, qu’avec vous je ne
saurais pas me défendre. Vous ferez de moi ce que vous
voudrez... Mais ayez pitié de moi, ayez pitié de moi...
C’était une plainte si douce qu’Etienne eut honte de
lui-même.
— Tu ne m’aimes donc pas un peu, Lisette ?
— Je ne sais pas, monsieur. Je n’aurais jamais osé me
dire que je vous aimais ; vous êtes un monsieur; moi, je
ne suis qu’une petite servante de ferme. Mais, quand je ne
vous voyais pas, chaque matin, le jour n’avait pas de
soleil. Lorsque je devais poser pour vous, j’y pensais à
l’avance, pendant des heures et des heures. Quand vous
me grondiez, j’en pleurais la nuit. Une fois, vous m’avez
embrassée — pas comme ce soir, autrement — et cette
nuit-là j’ai pleuré aussi. Est-ce vous aimer? Je n’en sais
rien. Si vous me disiez : « Viens, suis-moi », je vous sui-
vrais. Mais je sais aussi que je voudrais bien rester une
honnête fille. Je n’ai que cela au monde, voyez-vous, mon
honnêteté. Vous me l’avez sauvée tout à l’heure ; elle vous
appartient; vous en ferez ce que vous voudrez.
Etienne, profondément touché, se leva, prit la main de
Lisette.
— Pardon, pardon, mon enfant.
Elle se laissa conduire et, arrivée tout contre l’étable,
elle se retourna. Le peintre se baissa gravement et la baisa
au front/comme la première fois.
— Bonne nuit, ma petite Lisette. Si jamais tu as besoin
d’un arni, je serai cet ami-là; et je ne te ferai plus peur.
Dors bien, tu en as besoin.
— Merci, monsieur, vous êtes bon, vous. Cela ne peut
pas être un bien gros péché de vous aimer comme je vous
aime.
Et elle disparut. Etienne passa tout le reste de la nuit à
courir les bois. Il se disait que la vie est une énigme qu’il
désespérait de résoudre.
Jeanne Mairet.
(La suite prochainement.)
NOTRE BIBLIOTHÈQUE
CDXXXI
Bibliothèque de l'Enseignement des
Beaux-Arts, publiée sous la direc-
tion de M. Jules Comte. La Faïence,
par Théodore Deck, céramiste. Paris, maison Quantin, Compa-
gnie générale d’impression et d’édition, 7, rue Saint-Benoît. 1887.
M. Comte a plus que jamais l’inspiration heureuse; décider M. Deck à
écrire ce livre n’était guère chose aisée; le fondateur de la Bibliothèque de
VEnseignement des Beaux-Arts a su y réussir et j’éprouv-e un plaisir extrême
à le féliciter de la conquête d’un collaborateur si éminemment compétent.
Le travail du célèbre céramiste est à la fois un modèle de modestie et de sérieux
savoir.
« Je suis très étranger à l’art d’écrire, de parler, et si j’ai cédé aux instances
qu’on a faites pour me décider à publier ce livre, c’est en vue d’essayer de propager
la connaissance de la faïence d’art, de montrer le grand rôle que la France a tenu
et tient encore dans cette fabrication, de répandre le goût de cette belle décoration
et de faire progresser chez la nouvelle génération de céramistes un art et un métier
auxquels j’ai consacré ma vie avec passion, et dans lesquels on veut bien m’accorder
un certain rang. »
Ainsi s’exprime M. Deck.
Amateurs, artistes, industriels, artisans seront unanimes à reconnaître, après l’avoir lu,
qu’il a accompli sa tâche avec le plus complet succès; on ne peut désirer meilleur manuel,
résumé plus pratique; c’est bien l’ouvrage qu’on était en droit d’attendre de cet « artiste de
l’industrie qui honore singulièrement son pays » ; ainsi l’a excellemment jugé notre ami,
M. René Ménard, dans l’Art en Alsace-Lorraine, où, après avoir rendu éclatante justice
au talent de l’artiste, il ne loue pas moins dignement l’homme en révélant qu’en 1869 une
puissante maison anglaise « proposa à Deck de fonder près de Leeds, dans le Yorkshire,
un grand établissement industriel, en l’associant à cette maison sans autre déboursé que
son travail, mais il refusa, préférant faire profiter son pays des progrès qu’il pourrait encore
réaliser dans son industrie1. »
L. Gauchez.
1. L’Art en Alsace-Lorraine, par René Ménard, professeur à l’École nationale des Arts décoratifs. Grand in-8° illustré, Paris, Librairie
de l’Art, 29, cité d’Antin. Voir pages i3q. et 142.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.
L’ART.
quitter la ferme Coulhard, s’en aller chercher du travail
ailleurs, — et cependant elle aurait bien voulu rester au
village toujours; et, chaque matin, voir passer le « mon-
sieur peintre ».
Etienne la consolait comme on console un enfant. Il
la soutenait, un bras passé autour de sa taille. Il sentait
qu’elle se trouvait bien ; les forces lui revenaient peu à
peu, mais elle ne cherchait pas à se dégager.
Et la douce nuit de mai se faisait complice de l’amour
irraisonné qui, inconsciemment, remplissait le cœur de la
petite paysanne ; qui envahissait tumultueusement le cœur
du peintre.
Lisette ne pleurait plus, ne parlait pas. Lui, sentait
battre le sang dans ses artères. Très doucement, il renversa
la tête de l’enfant et il l’embrassa sur les lèvres. Lisette ne
se débattit pas, mais ses doux yeux étaient pleins de
reproches, et elle se remit à trembler. Elle trouva pourtant
la force de se lever, et, toute droite, appuyée contre un
arbre, elle lui dit :
— Vous voyez bien, monsieur, qu’avec vous je ne
saurais pas me défendre. Vous ferez de moi ce que vous
voudrez... Mais ayez pitié de moi, ayez pitié de moi...
C’était une plainte si douce qu’Etienne eut honte de
lui-même.
— Tu ne m’aimes donc pas un peu, Lisette ?
— Je ne sais pas, monsieur. Je n’aurais jamais osé me
dire que je vous aimais ; vous êtes un monsieur; moi, je
ne suis qu’une petite servante de ferme. Mais, quand je ne
vous voyais pas, chaque matin, le jour n’avait pas de
soleil. Lorsque je devais poser pour vous, j’y pensais à
l’avance, pendant des heures et des heures. Quand vous
me grondiez, j’en pleurais la nuit. Une fois, vous m’avez
embrassée — pas comme ce soir, autrement — et cette
nuit-là j’ai pleuré aussi. Est-ce vous aimer? Je n’en sais
rien. Si vous me disiez : « Viens, suis-moi », je vous sui-
vrais. Mais je sais aussi que je voudrais bien rester une
honnête fille. Je n’ai que cela au monde, voyez-vous, mon
honnêteté. Vous me l’avez sauvée tout à l’heure ; elle vous
appartient; vous en ferez ce que vous voudrez.
Etienne, profondément touché, se leva, prit la main de
Lisette.
— Pardon, pardon, mon enfant.
Elle se laissa conduire et, arrivée tout contre l’étable,
elle se retourna. Le peintre se baissa gravement et la baisa
au front/comme la première fois.
— Bonne nuit, ma petite Lisette. Si jamais tu as besoin
d’un arni, je serai cet ami-là; et je ne te ferai plus peur.
Dors bien, tu en as besoin.
— Merci, monsieur, vous êtes bon, vous. Cela ne peut
pas être un bien gros péché de vous aimer comme je vous
aime.
Et elle disparut. Etienne passa tout le reste de la nuit à
courir les bois. Il se disait que la vie est une énigme qu’il
désespérait de résoudre.
Jeanne Mairet.
(La suite prochainement.)
NOTRE BIBLIOTHÈQUE
CDXXXI
Bibliothèque de l'Enseignement des
Beaux-Arts, publiée sous la direc-
tion de M. Jules Comte. La Faïence,
par Théodore Deck, céramiste. Paris, maison Quantin, Compa-
gnie générale d’impression et d’édition, 7, rue Saint-Benoît. 1887.
M. Comte a plus que jamais l’inspiration heureuse; décider M. Deck à
écrire ce livre n’était guère chose aisée; le fondateur de la Bibliothèque de
VEnseignement des Beaux-Arts a su y réussir et j’éprouv-e un plaisir extrême
à le féliciter de la conquête d’un collaborateur si éminemment compétent.
Le travail du célèbre céramiste est à la fois un modèle de modestie et de sérieux
savoir.
« Je suis très étranger à l’art d’écrire, de parler, et si j’ai cédé aux instances
qu’on a faites pour me décider à publier ce livre, c’est en vue d’essayer de propager
la connaissance de la faïence d’art, de montrer le grand rôle que la France a tenu
et tient encore dans cette fabrication, de répandre le goût de cette belle décoration
et de faire progresser chez la nouvelle génération de céramistes un art et un métier
auxquels j’ai consacré ma vie avec passion, et dans lesquels on veut bien m’accorder
un certain rang. »
Ainsi s’exprime M. Deck.
Amateurs, artistes, industriels, artisans seront unanimes à reconnaître, après l’avoir lu,
qu’il a accompli sa tâche avec le plus complet succès; on ne peut désirer meilleur manuel,
résumé plus pratique; c’est bien l’ouvrage qu’on était en droit d’attendre de cet « artiste de
l’industrie qui honore singulièrement son pays » ; ainsi l’a excellemment jugé notre ami,
M. René Ménard, dans l’Art en Alsace-Lorraine, où, après avoir rendu éclatante justice
au talent de l’artiste, il ne loue pas moins dignement l’homme en révélant qu’en 1869 une
puissante maison anglaise « proposa à Deck de fonder près de Leeds, dans le Yorkshire,
un grand établissement industriel, en l’associant à cette maison sans autre déboursé que
son travail, mais il refusa, préférant faire profiter son pays des progrès qu’il pourrait encore
réaliser dans son industrie1. »
L. Gauchez.
1. L’Art en Alsace-Lorraine, par René Ménard, professeur à l’École nationale des Arts décoratifs. Grand in-8° illustré, Paris, Librairie
de l’Art, 29, cité d’Antin. Voir pages i3q. et 142.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.