PAYSANNE'
(suite)
SECONDE PARTIE
Mais, un beau jour, la jolie Mme du Mont sentit son
enthousiasme pour le charmant pays, sa « toquade » aussi
pour la petite paysanne diminuer sensiblement. L’un et
l’autre lui avaient donné tout ce qu’ils pouvaient donner.
Deux longues journées de pluie arrivèrent à propos pour
lui faire déclarer à son mari qu’elle en avait assez, que
décidément la cuisine de la mère Moyan était impossible et
ses matelas par trop durs. Johann, qui bâillait à se déman-
cher la mâchoire, qui avait fini ses pochades, se trouva
absolument de l’avis de sa jeune femme : tous deux
rêvaient Trouville.
Lisette, lorsqu’elle entendit parler de prochain départ,
eut toutes les peinés du monde à réprimer sa joie. Cette
joie tomba subitement lorsque Marcelle, avec la grande
indépendance qui la caractérisait, déclara tranquillement
qu’elle se trouvait trop bien au hameau pour le quitter ;
elle y resterait avec sa femme de chambre, pendant quel-
ques semaines au moins; le temps de finir les études
commencées. Elle ne serait pas seule puisque M. et
Mme Larcher restaient. On était trop habitué aux excentri-
cités de Marcelle pour faire de bien longues objections ;
du reste, Mme du Mont, étant la cadette, n’osait rien dire.
Souvent Lisette, mal à l’aise, inquiète, finissait vite sa
besogne de ménagère et, prenant un tricot, allait s’installer
auprès des travailleurs. Elle arrivait sans bruit, marchant
sur le gazon, écartant avec soin les branches basses des
arbres. Elle ne s’avouait pas qu’elle prenait ces précautions
exprès, qu’elle arrivait lorsqu’elle savait qu’on ne l’atten-
dait pas. Mais c’était pourtant vrai. Et toujours elle les
trouvait, chacun à sa tâche, absorbés tous deux, silencieux
presque toujours. Si quelque artiste avait pu voir la jeune
femme avancer la tête, les yeux luisants, la bouche hale-
tante, s’arrêter un instant avant de parler, il aurait fait
d’après elle une figure que chacun aurait nommée de
suite : la jalousie.
Et pourtant Lisette ne se doutait pas le moins du
monde qu’elle fût jalouse. Seulement, depuis qu’Etienne
avait trouvé un nouvel intérêt dans la vie il n’était plus le
même : toujours très doux, caressant aussi parfois, il ne
s’apercevait guère lorsque Lisette le laissait seul le soir ;
lorsque, n’en pouvant plus, elle s’élançait jusqu’au fond
du verger et qu’elle se jetait par terre pour sangloter à son
aise. Elle n’était qu’une paysanne et son mari ne l’aimait
plus. Elle le sentait ; elle en souffrait à en mourir, -— et
elle ne songeait pourtant pas à se plaindre.
De quoi, en effet, se serait-elle plainte ? Rien dans
l’attitude de Marcelle, rien dans l’attitude de son mari ne
justifiait la moindre crainte. Une élève et son professeur :
ils n’étaient que cela.
Et depuis que les du Mont étaient partis, Marcelle se
montrait pleine d’attentions et de gracieusetés pour la jeune
femme. Elle l’encourageait à venir les rejoindre, lui disait
que sa beauté s’harmonisait singulièrement avec la beauté
suave du joli bois. Lisette la détestait et l’admirait; ne
pouvait se passer de la voir, de lui parler, de l’imiter
même, — un peu maladroitement ; elle ne faisait rien
sans la consulter, et écoutait le son de la voix plus encore
que les réponses. Parfois elle se montrait, au contraire,
i. Voir l’Art, i3° année, tome I", pages 125, 143, 165 et 183.
Tome XLII.
brusque et cassante. Marcelle n’avait pas alors l’air de s’en
apercevoir, et Lisette se sentait écrasée par la supériorité
de cette personne si distinguée, éternellement polie. Et la
malheureuse enfant aurait voulu lui demander pardon,
s’humilier devant elle.
Une fois, par une journée de grande chaleur en plein
mois d’août, Lisette, qui avait ses moments de coquet-
terie, mit sa robe de percale bleue, celle qu’elle avait
gagnée en posant pour le « monsieur peintre », la robe
destinée alors à faire la conquête du fils Coulhard... Que
tout cela était donc loin déjà ! Le corsage entr’ouvert,
comme les corsages de Marcelle, laissait voir un peu du
cou très blanc de la rousse; Lisette, tout en marchant,
cueillait des fleurs dont elle se fit un bouquet de ceinture,
— toujours comme Marcelle; sans chapeau, les cheveux
retenus par un ruban, elle s’abritait maintenant d’une
grande ombrelle que Mme du Mont lui avait donnée et
qu’elle tenait gauchement.
— Tiens! ta robe du bal! fit Etienne en la regardant
comme il ne la regardait plus que fort rarement. Quelle
bonne idée tu as eue de la mettre!... Tu es jolie comme
tout ainsi...
Et comme elle passait près de lui, il l’embrassa sans
façon. Lisette, toute rouge, se sentit transportée de joie.
11 lui sembla que Marcelle, après un petit bonjour, s’était
remise bien vite à travailler. C’était aussi peut-être bien
par discrétion.
— Sois gentille, ma petite Lisette, mets-toi là-bas
contre cet arbre, là. J’ai envie de t’introduire dans cette
étude... il y a longtemps que tu n’as posé piour moi. Je ne
jetterai plus de pièces de vingt sous dans ta tirelire,
hein ?...
Lisette répondait gaiement; elle était heureuse ; rien
ne lui faisait plus peur.
Marcelle, de son coin, voyait le joli tableau que formait
ainsi la femme du peintre. L’artiste en elle n’y tint plus; elle
changea de position avec un simple : « Vous permettez? »...
et se mit, de son côté, à travailler d’après le modèle.
Toute la joie de Lisette disparut à l’instant. Si elle
avait osé, elle eût crié : « Pas vous... je ne veux pas,
je ne veux pas !... » Elle resta immobile, ne parlant plus,
ne riant plus, sans que l’un ou l’autre eût l’air de s’en
apercevoir. Elle refoulait à grand’peine ses larmes, et se
sentit pâlir.
Brusquement elle quitta l’arbre contre lequel elle était
appuyée, et dit d’une voix rauque :
— Je ne veux plus poser...
C’était si peu la voix de Lisette, c’était si peu sa façon
d’agir, qu’Etienne, dérangé subitement dans son travail,
— chose toujours fort désagréable, — s’écria, tout fâché :
— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?
Puis, comme Lisette ne répondait pas, il se leva subi-
tement et alla vers elle :
— Tu n’es pas malade ?...
Il arriva juste à temps pour la recevoir dans ses bras.
Pour la première fois de sa vie, Lisette s’était évanouie.
Le lendemain, Marcelle annonça que son père la récla-
mait impérieusement. Le soir même elle partit, et en
partant elle embrassa Lisette, qui se laissa faire.
(suite)
SECONDE PARTIE
Mais, un beau jour, la jolie Mme du Mont sentit son
enthousiasme pour le charmant pays, sa « toquade » aussi
pour la petite paysanne diminuer sensiblement. L’un et
l’autre lui avaient donné tout ce qu’ils pouvaient donner.
Deux longues journées de pluie arrivèrent à propos pour
lui faire déclarer à son mari qu’elle en avait assez, que
décidément la cuisine de la mère Moyan était impossible et
ses matelas par trop durs. Johann, qui bâillait à se déman-
cher la mâchoire, qui avait fini ses pochades, se trouva
absolument de l’avis de sa jeune femme : tous deux
rêvaient Trouville.
Lisette, lorsqu’elle entendit parler de prochain départ,
eut toutes les peinés du monde à réprimer sa joie. Cette
joie tomba subitement lorsque Marcelle, avec la grande
indépendance qui la caractérisait, déclara tranquillement
qu’elle se trouvait trop bien au hameau pour le quitter ;
elle y resterait avec sa femme de chambre, pendant quel-
ques semaines au moins; le temps de finir les études
commencées. Elle ne serait pas seule puisque M. et
Mme Larcher restaient. On était trop habitué aux excentri-
cités de Marcelle pour faire de bien longues objections ;
du reste, Mme du Mont, étant la cadette, n’osait rien dire.
Souvent Lisette, mal à l’aise, inquiète, finissait vite sa
besogne de ménagère et, prenant un tricot, allait s’installer
auprès des travailleurs. Elle arrivait sans bruit, marchant
sur le gazon, écartant avec soin les branches basses des
arbres. Elle ne s’avouait pas qu’elle prenait ces précautions
exprès, qu’elle arrivait lorsqu’elle savait qu’on ne l’atten-
dait pas. Mais c’était pourtant vrai. Et toujours elle les
trouvait, chacun à sa tâche, absorbés tous deux, silencieux
presque toujours. Si quelque artiste avait pu voir la jeune
femme avancer la tête, les yeux luisants, la bouche hale-
tante, s’arrêter un instant avant de parler, il aurait fait
d’après elle une figure que chacun aurait nommée de
suite : la jalousie.
Et pourtant Lisette ne se doutait pas le moins du
monde qu’elle fût jalouse. Seulement, depuis qu’Etienne
avait trouvé un nouvel intérêt dans la vie il n’était plus le
même : toujours très doux, caressant aussi parfois, il ne
s’apercevait guère lorsque Lisette le laissait seul le soir ;
lorsque, n’en pouvant plus, elle s’élançait jusqu’au fond
du verger et qu’elle se jetait par terre pour sangloter à son
aise. Elle n’était qu’une paysanne et son mari ne l’aimait
plus. Elle le sentait ; elle en souffrait à en mourir, -— et
elle ne songeait pourtant pas à se plaindre.
De quoi, en effet, se serait-elle plainte ? Rien dans
l’attitude de Marcelle, rien dans l’attitude de son mari ne
justifiait la moindre crainte. Une élève et son professeur :
ils n’étaient que cela.
Et depuis que les du Mont étaient partis, Marcelle se
montrait pleine d’attentions et de gracieusetés pour la jeune
femme. Elle l’encourageait à venir les rejoindre, lui disait
que sa beauté s’harmonisait singulièrement avec la beauté
suave du joli bois. Lisette la détestait et l’admirait; ne
pouvait se passer de la voir, de lui parler, de l’imiter
même, — un peu maladroitement ; elle ne faisait rien
sans la consulter, et écoutait le son de la voix plus encore
que les réponses. Parfois elle se montrait, au contraire,
i. Voir l’Art, i3° année, tome I", pages 125, 143, 165 et 183.
Tome XLII.
brusque et cassante. Marcelle n’avait pas alors l’air de s’en
apercevoir, et Lisette se sentait écrasée par la supériorité
de cette personne si distinguée, éternellement polie. Et la
malheureuse enfant aurait voulu lui demander pardon,
s’humilier devant elle.
Une fois, par une journée de grande chaleur en plein
mois d’août, Lisette, qui avait ses moments de coquet-
terie, mit sa robe de percale bleue, celle qu’elle avait
gagnée en posant pour le « monsieur peintre », la robe
destinée alors à faire la conquête du fils Coulhard... Que
tout cela était donc loin déjà ! Le corsage entr’ouvert,
comme les corsages de Marcelle, laissait voir un peu du
cou très blanc de la rousse; Lisette, tout en marchant,
cueillait des fleurs dont elle se fit un bouquet de ceinture,
— toujours comme Marcelle; sans chapeau, les cheveux
retenus par un ruban, elle s’abritait maintenant d’une
grande ombrelle que Mme du Mont lui avait donnée et
qu’elle tenait gauchement.
— Tiens! ta robe du bal! fit Etienne en la regardant
comme il ne la regardait plus que fort rarement. Quelle
bonne idée tu as eue de la mettre!... Tu es jolie comme
tout ainsi...
Et comme elle passait près de lui, il l’embrassa sans
façon. Lisette, toute rouge, se sentit transportée de joie.
11 lui sembla que Marcelle, après un petit bonjour, s’était
remise bien vite à travailler. C’était aussi peut-être bien
par discrétion.
— Sois gentille, ma petite Lisette, mets-toi là-bas
contre cet arbre, là. J’ai envie de t’introduire dans cette
étude... il y a longtemps que tu n’as posé piour moi. Je ne
jetterai plus de pièces de vingt sous dans ta tirelire,
hein ?...
Lisette répondait gaiement; elle était heureuse ; rien
ne lui faisait plus peur.
Marcelle, de son coin, voyait le joli tableau que formait
ainsi la femme du peintre. L’artiste en elle n’y tint plus; elle
changea de position avec un simple : « Vous permettez? »...
et se mit, de son côté, à travailler d’après le modèle.
Toute la joie de Lisette disparut à l’instant. Si elle
avait osé, elle eût crié : « Pas vous... je ne veux pas,
je ne veux pas !... » Elle resta immobile, ne parlant plus,
ne riant plus, sans que l’un ou l’autre eût l’air de s’en
apercevoir. Elle refoulait à grand’peine ses larmes, et se
sentit pâlir.
Brusquement elle quitta l’arbre contre lequel elle était
appuyée, et dit d’une voix rauque :
— Je ne veux plus poser...
C’était si peu la voix de Lisette, c’était si peu sa façon
d’agir, qu’Etienne, dérangé subitement dans son travail,
— chose toujours fort désagréable, — s’écria, tout fâché :
— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?
Puis, comme Lisette ne répondait pas, il se leva subi-
tement et alla vers elle :
— Tu n’es pas malade ?...
Il arriva juste à temps pour la recevoir dans ses bras.
Pour la première fois de sa vie, Lisette s’était évanouie.
Le lendemain, Marcelle annonça que son père la récla-
mait impérieusement. Le soir même elle partit, et en
partant elle embrassa Lisette, qui se laissa faire.