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JOHN BULL AU CAIRE
— L’Egypte ne sera jamais anglaise... Non, mais rien n’empêche que les Anglais se fassent
Égyptiens!...
génie était en elle, mais s’y débattant comme un
captif, enchaîné par une puissance étrange... « Je me
» sens née pour aller très haut, mais je ne puis
» m’élever seule... » Elle ale talent des détails, des
faits isolés, mais le dessin général lui échappe...,
« l’ensemble d’un rôle l’épouvante!...» Elle a des
idées à elle, mais qui se complètent par ses idées à
lui... Enfin, une fois sur la scène, elle transfigure à
sa manière, elle refrappe à son empreinte les into-
nations de son maître, et les rend comme par inspi-
ration.
Je ne sais pas de mot plus expressif, plus profond,
plus caractéristique.
Bien aveugles et bien ingrats seraient ceux qui ne
voudraient voir dans cette merveilleuse artiste qu’un
écho de son maître. La preuve du contraire est bien
simple. Il a soufflé ses intonations et ses intentions
à bien d’autres, et il n’a produit qu’elle de semblable
à elle. Non! M. Samson n’a pas créé Mlle Rachel,
mais il l’a évoquée!... Non! il ne lui a pas donné ses
ailes, mais il leur a donné l’essor! il leur a ouvert
l’espace! Non ! elle n’avait pas besoin de lui pour
devenir une artiste de premier ordre; sans lui, elle
eut peut-être été au-dessus des Dorval, des Desclée,
des Mlle Georges..., mais elle n’aurait pas été Rachel.
La nature avait fait d’elle une grande tragédienne,
M. Samson en a fait une muse.
Cependant, leur amitié ne fut qu’un orage perpé-
tuel. Ils passaient leur vie à se brouiller et à se ré-
concilier. Il ne faut pas en accuser les caprices ou
a
l’ingratitude de Mlle Rachel ; jamais élève ne fut plus
filialement reconnaissante. Les brouilles partaient
toutes de lui, mais voici le fait caractéristique.
C'était toujours comme maître qu’il s’irritait contre
elle. Ce qu’il ne pouvait pas lui pardonner... c’était
le mal qu’elle se faisait. Ces voyages aussi éner-
vants que lucratifs où elle épuisait ses forces... et
où s’altérait parfois son talent, l’exaspéraient comme
autant de crimes envers l’art. Il lui semblait qu’en
ne ménageant pas sa santé, elle manquait de respect
à son génie. De là des indignations tantôt violentes,
tantôt comiques. Un jour, jouant avec elle dans la
pièce de Lady Tartuffe, et se trouvant assis au fond
du théâtre sur le même canapé qu’elle, pendant que
le devant de la scène était occupé par les autres ac-
teurs, il profita du moment où il la tenait sous sa
main, forcément muette et immobile, pour l’accabler
des reproches les plus amers, reproches auxquels
la situation la contraignait de répondre par les plus
aimables sourires et le jeu muet le plus gracieux!...
Il en arrive souvent ainsi; souvent il se joue deux
pièces sur le théâtre, celle de l’auteur et celle des
acteurs. On serait bien surpris si l’on entendait les
dialogues à voix basse qui courent sous les vers de
Britannicus ou de Cinna... On se croirait à la fois à la
Comédie-Française et au théâtre du Palais-Royal.
Le lendemain du jour où Mlle Rachel accepta le
rôle d’Adrienne, je reçus d’elle un billet ainsi conçu :
« Youlez-vous me faire un immense plaisir? Offrez
le rôle du prince de Bouillon à M. Samson ; si je joue
à côté de lui, je jouerai cent fois mieux, et nous nous
réconcilierons peut-être dans mon succès. »
Ainsi fut fait, et rien de plus charmant que la façon
dont s’opéra leur rapprochement. Ils étaient embar-
rassés vis-à-vis l’un de l’autre comme Marianne et
Valère du Tartuffe; lui, ne voulant à aucun prix faire
le premier pas, elle ne l’osant pas; et moi, qui étais
dans le secret, j’étais toujours tenté de les prendre
tous deux par la main, comme Dorine, et de leur
dire : « Allez, vous vous aimez plus que vous ne
pensez! » Mlle Rachel s’y prit bien mieux que moi
Au second acte de la pièce, Adrienne, en plein foyer,
devant le prince de Bouillon et les autres seigneurs,
dit tout haut en désignant son fidèle Michonnet :
« Voilà celui à qui je dois tout! » Eh bien, Mlle Ra-
chel, à une des premières répétitions, fit volontaire-
ment le plus absurde et le plus délicieux des contre-
sens. Au lieu de désigner Michonnet, elle désigna le
prince de Bouillon ; au lieu d’aller à M. Regnier, elle
alla à M. Samson, et lui tendant la main avec cette
grâce qui n’était qu’à elle et cet accent dont elle avait
le secret: « Voilà, dit-elle, çelui à qui je dois tout!...»
Ah! pour le coup, le pauvre professeur n’y tint plus1...
Son ressentiment s’éteignit dans une larme, et il
serra en père la main filiale qui lui était tendue 1
Je doute que Mlle Rachel ait dans son répertoire
une scène qui lui fasse plus d’honneur que celle-là;
je n’ai guère, moi, dans ma carrière dramatique, de
meilleur souvenir.
Ernest Legouvé.
JOHN BULL AU CAIRE
— L’Egypte ne sera jamais anglaise... Non, mais rien n’empêche que les Anglais se fassent
Égyptiens!...
génie était en elle, mais s’y débattant comme un
captif, enchaîné par une puissance étrange... « Je me
» sens née pour aller très haut, mais je ne puis
» m’élever seule... » Elle ale talent des détails, des
faits isolés, mais le dessin général lui échappe...,
« l’ensemble d’un rôle l’épouvante!...» Elle a des
idées à elle, mais qui se complètent par ses idées à
lui... Enfin, une fois sur la scène, elle transfigure à
sa manière, elle refrappe à son empreinte les into-
nations de son maître, et les rend comme par inspi-
ration.
Je ne sais pas de mot plus expressif, plus profond,
plus caractéristique.
Bien aveugles et bien ingrats seraient ceux qui ne
voudraient voir dans cette merveilleuse artiste qu’un
écho de son maître. La preuve du contraire est bien
simple. Il a soufflé ses intonations et ses intentions
à bien d’autres, et il n’a produit qu’elle de semblable
à elle. Non! M. Samson n’a pas créé Mlle Rachel,
mais il l’a évoquée!... Non! il ne lui a pas donné ses
ailes, mais il leur a donné l’essor! il leur a ouvert
l’espace! Non ! elle n’avait pas besoin de lui pour
devenir une artiste de premier ordre; sans lui, elle
eut peut-être été au-dessus des Dorval, des Desclée,
des Mlle Georges..., mais elle n’aurait pas été Rachel.
La nature avait fait d’elle une grande tragédienne,
M. Samson en a fait une muse.
Cependant, leur amitié ne fut qu’un orage perpé-
tuel. Ils passaient leur vie à se brouiller et à se ré-
concilier. Il ne faut pas en accuser les caprices ou
a
l’ingratitude de Mlle Rachel ; jamais élève ne fut plus
filialement reconnaissante. Les brouilles partaient
toutes de lui, mais voici le fait caractéristique.
C'était toujours comme maître qu’il s’irritait contre
elle. Ce qu’il ne pouvait pas lui pardonner... c’était
le mal qu’elle se faisait. Ces voyages aussi éner-
vants que lucratifs où elle épuisait ses forces... et
où s’altérait parfois son talent, l’exaspéraient comme
autant de crimes envers l’art. Il lui semblait qu’en
ne ménageant pas sa santé, elle manquait de respect
à son génie. De là des indignations tantôt violentes,
tantôt comiques. Un jour, jouant avec elle dans la
pièce de Lady Tartuffe, et se trouvant assis au fond
du théâtre sur le même canapé qu’elle, pendant que
le devant de la scène était occupé par les autres ac-
teurs, il profita du moment où il la tenait sous sa
main, forcément muette et immobile, pour l’accabler
des reproches les plus amers, reproches auxquels
la situation la contraignait de répondre par les plus
aimables sourires et le jeu muet le plus gracieux!...
Il en arrive souvent ainsi; souvent il se joue deux
pièces sur le théâtre, celle de l’auteur et celle des
acteurs. On serait bien surpris si l’on entendait les
dialogues à voix basse qui courent sous les vers de
Britannicus ou de Cinna... On se croirait à la fois à la
Comédie-Française et au théâtre du Palais-Royal.
Le lendemain du jour où Mlle Rachel accepta le
rôle d’Adrienne, je reçus d’elle un billet ainsi conçu :
« Youlez-vous me faire un immense plaisir? Offrez
le rôle du prince de Bouillon à M. Samson ; si je joue
à côté de lui, je jouerai cent fois mieux, et nous nous
réconcilierons peut-être dans mon succès. »
Ainsi fut fait, et rien de plus charmant que la façon
dont s’opéra leur rapprochement. Ils étaient embar-
rassés vis-à-vis l’un de l’autre comme Marianne et
Valère du Tartuffe; lui, ne voulant à aucun prix faire
le premier pas, elle ne l’osant pas; et moi, qui étais
dans le secret, j’étais toujours tenté de les prendre
tous deux par la main, comme Dorine, et de leur
dire : « Allez, vous vous aimez plus que vous ne
pensez! » Mlle Rachel s’y prit bien mieux que moi
Au second acte de la pièce, Adrienne, en plein foyer,
devant le prince de Bouillon et les autres seigneurs,
dit tout haut en désignant son fidèle Michonnet :
« Voilà celui à qui je dois tout! » Eh bien, Mlle Ra-
chel, à une des premières répétitions, fit volontaire-
ment le plus absurde et le plus délicieux des contre-
sens. Au lieu de désigner Michonnet, elle désigna le
prince de Bouillon ; au lieu d’aller à M. Regnier, elle
alla à M. Samson, et lui tendant la main avec cette
grâce qui n’était qu’à elle et cet accent dont elle avait
le secret: « Voilà, dit-elle, çelui à qui je dois tout!...»
Ah! pour le coup, le pauvre professeur n’y tint plus1...
Son ressentiment s’éteignit dans une larme, et il
serra en père la main filiale qui lui était tendue 1
Je doute que Mlle Rachel ait dans son répertoire
une scène qui lui fasse plus d’honneur que celle-là;
je n’ai guère, moi, dans ma carrière dramatique, de
meilleur souvenir.
Ernest Legouvé.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
John Bull au Caire
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le Charivari
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
R 1609 Folio RES
Objektbeschreibung
Objektbeschreibung
Bildunterschrift: - L'Egypte ne sera jamais anglais... Non, mais rien n'empêche que les Anglais se fassent Égyptiens!...
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsdatum
um 1891
Entstehungsdatum (normiert)
1886 - 1896
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
Public Domain Mark 1.0
Creditline
Le charivari, 60.1891, Mars, S. 235
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg