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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 13.1887 (Teil 1)

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Dulieu, Fernand: Un médaillon de Ringel
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https://doi.org/10.11588/diglit.25558#0070

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56

L’ART.

faire dix kilomètres dans l’intérieur, cette question des
transports devenait une difficulté à faire blanchir les che-
veux de tous les officiers. Le général Brière de l’Isle fut plus
heureux que ses prédécesseurs. Il avait demandé trois cents
mulets. On ne lui envoya pas les trois cents mulets, oh !
non, pas comme ça tout d’un coup ; mais on lui envoya
trois cents bâts en lui disant : Procurez-vous des mulets
dans le pays. Or, l’âne est complètement inconnu au Tonkin,
et oncques on ne vit mulet en pays où il n’y a point d’ânes.

« M. Paul Bert, qui était un homme politique influent,
est parvenu à se débarrasser des bureaux. Aujourd’hui, le
Tonkin est en situation d’acheter lui-même ce dont il a
besoin, sans le demander à, Paris. C’est très bien ; mais
on m’ôtera malaisément de l’idée que l’expédition aurait
été autrement menée s’il en avait été ainsi tout de suite. »

Les rapports de M. de Brazza avec l’administration
n’ont pas été empreints d’un caractère moins déplorable-
ment burlesque. Un seul exemple suffira à en donner large-
ment l’idée :

« M. de Brazza demandait la libre disposition du petit
budget attribué à l’Ouest africain. Il ne prétendait pas
dépenser sans contrôle, comme on l'a imprimé, car aucune
dépense dans un pays organisé ne peut se faire sans être
contrôlée. Il demandait seulement que ce contrôle portât
sur sa gestion une fois les dépenses faites, et non sur ses
plans avant leur mise à exécution. Les bureaux, au con-
traire, voulaient que M. de Brazza ne pût pas engager un
centime de dépenses avant d’avoir reçu leur avis et autori-
sation. En un mot, les bureaux revendiquaient le pouvoir
de n’envoyer que des bâts quand on leur demandait des
mulets.

« — En quoi cette nécessité d’en passer par l’autorisation
des bureaux gênait-elle M. de Brazza?

« — En quoi ? en tout ; elle était une entrave incessante
au cou de la mission. La mission essayait-elle de faire
quelque chose? aussitôt l’entrave pesait pour enrayer la
marche. Voulez-vous des exemples?

« M. de Brazza va à Rouen pour commander des coton-
nades. Il s’entend avec un grand fabricant. Il lui révèle les
goûts des noirs, exige telle grosseur de fil, tel empois, telle
couleur. Complaisance parfaite de la part du fabricant. On
tombe d’accord pour 400,000 mètres, à 18 centimes 1/2 le
mètre. Vous lirez tout cela dans les journaux de la Seine-
Inférieure.

« M. de Brazza prépare un projet de marché, et, s’enga-
geant dans la fameuse filière administrative, il l’envoie au
cabinet du sous-secrétaire d’Etat.

« Naturellement, le cabinet du sous-secrétaire d’Etat le
garde une quinzaine de jours, puis il l’envoie à l’examen de
la commission des marchés.

« Naturellement, la commission des marchés le garde
une quinzaine de jours, puis elle le renvoie approuvé au
cabinet du sous-secrétaire d’Etat.

« Naturellement, le cabinet du sous-secrétaire d’Etat le
garde de nouveau une quinzaine de jours, puis il l’envoie à
un bureau spécial pour l’expédition définitive.

« Naturellement, ce bureau le garde une quinzaine de
jours, puis il l’envoie au commissaire de l’inscription mari-
time au Havre.

« Naturellement, le commissaire de l’inscription mari-
time au Havre le garde une quinzaine de jours, puis il
l’envoie à son subordonné le commissaire de l’inscription
maritime à Rouen.

« Naturellement, ce commissaire de l’inscription mari-
time le garde une quinzaine de jours. Et enfin il descend
chez le fabricant, son marché à la main. Trois mois se sont
écoulés depuis le jour où les conventions ont été ébau-
chées avec M. de Brazza. Le fabricant dit : Je reconnais
nos conventions, c’est bien cela. Mais, depuis trois mois,
il y a eu une hausse sensible sur le coton. Je ne puis plus
livrer le mètre à dix-huit centimes et demi.

« Et tout est à recommencer. Car vous pensez bien que
la commission de l’inscription maritime à Rouen n’a pas
qualité pour changer quoi que ce soit au traité.

« Notez que la cotonnade c’est la monnaie en Afrique.
Pendant que la mission attend qu’on lui fabrique son
étoffe, elle est dans la situation d’un homme sans le sou.
Impossible de rien entreprendre.

« Les 400,000 mètres sont enfin prêts. Alors le fabri-
cant écrit aux bureaux qu’il fera la livraison de 440 mille
mètres quand ils voudront. — Comment ! 440,000 mètres,
disent les bureaux; c’est 400,000 que nous avons com-
mandés. Ils ne veulent pas prendre livraison. Longues
explications, entraînant de nouveaux retards, pour leur
apprendre que la cotonnade a la teinture se rétrécit et s’al-
longe de 10 0/0. De là l’usage de livrer 110 mètres pour 100
et 440,000 pour 400,000. »

Cela vous paraît tenir de l’opérette, tant c’est ultra-
fantaisiste, et fait rêver immédiatement au général Boum.
C’est malheureusement la réalité la plus navrante, et sans
le moindre accompagnement de musique d’Offenbach à
titre de dérivatif.

M. de Brazza n’est, par bonheur, pas homme à se lais-
ser berner de la sorte. Il a préféré démissionner si on ne
mettait immédiatement fin en sa faveur à un état de choses
ridiculement ruineux. Un ministre intelligent a su prendre
sur lui de lui donner raison contre l’omniscience des bu-
reaux, et notre confrère a pu terminer ainsi sa Chronique :

« Le conseil des ministres a accordé à M. de Brazza la
liberté d’action qu’il réclamait. On devrait tirer de cet
exemple, ajouté à celui du Tonkin, cette conclusion qu’il
est impossible de diriger de Paris, dans ses détails, une
entreprise lointaine, de quelque nature qu’elle soit. »

Tout Français devrait se donner le numéro du Temps
auquel nous avons emprunté ces incroyables, mais trop
réels extraits. Chacun devrait les apprendre par cœur, les
répéter à quiconque brigue l’honneur de représenter le
pays au Parlement, et imposer au candidat le mandat
impératif de la réforme bureaucratique, réforme primor-
diale dans l’intérêt de la prospérité publique.

Fernand Dulieu.
 
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