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L’ART.
décorée de son nom ; quelques-uns savent aussi que le Tombeau de Cavaignac, au cimetière
Montmartre, et le Maréchal Ney du carrefour de l'Observatoire sont de lui, et que la Madeleine
possède, à demi caché dans l’obscurité d’une chapelle latérale, son groupe du Baptême du Christ,
et Saint-Vincent-de-Paul son Calvaire. Les plus favorisés ont peut-être admiré le Louis XIII
enfant à l’exposition d’Alsace-Lorraine ou au château de Dampierre. Mais il faut s’arrêter là :
seuls les artistes et les critiques connaissent le Napoléon de Fixin, ÏHébé et IAmour dominateur
du musée de Dijon, et pourtant cette dernière œuvre est peut-être son chef-d’œuvre, si l’on
oublie pour un instant le Départ, absolument hors de pair. Quant aux œuvres de Belgique, elles
sont profondément inconnues en France, et je ne dis pas oubliées ou négligées : douze années
de la vie de Rude, de l’époque sinon la plus glorieuse, du moins la plus féconde de sa carrière
artistique, ont échappé à peu près complètement aux critiques, impuissants dès lors à comprendre
l’évolution de son génie. Comment a-t-il pu partir de Paris en ne laissant guère derrière lui que
XAristée pleurant ses abeilles, qu’il brisa plus tard, les armes et les costumes militaires qui
décorent le piédestal de la colonne Vendôme, et se révéler subitement à son retour, douze ans
La Chasse de Méléagre. (Premier fragment.)
Bas-relief de Rude au château de Tervueren.
après, par le Mercure et le Pêcheur? Il y aurait là un miracle si ses œuvres de Belgique
étaient insignifiantes ou sans grande valeur artistique; or, Rude ne croyait ni aux miracles ni
même à l’inspiration, et il résumait toute son esthétique, tous ses conseils à la jeunesse dans ce
seul mot : faire ou produire. Que ses œuvres de Belgique soient d'inégale valeur, je n’en
disconviens pas et j’ajouterai même que, par une sorte de fatalité, les plus belles ont été
détruites ou détériorées par des incendies successifs ; mais ce qui reste suffirait à la renommée
de tout sculpteur autre que Rude. Les débris des bas-reliefs de XHistoire d’Achille sont beaux
comme des fragments du Parthénon. Très intéressantes au point de vue de l’art, ces œuvres
le sont encore davantage, s'il est possible, au point de vue de l'histoire de l'art : elles marquent
la transition de la routine néo-classique à l’imitation sincère de la nature et nous font assister
à l’enfantement laborieux de notre grande école de sculpture. Lentement, péniblement, par un
effort persévérant, Rude s’affranchit de la tyrannie de l’École et de l’Académie, revient à
l’antiquité mieux comprise, et par l’antiquité à la nature, sur laquelle nul sculpteur à cette
époque ne jette un aussi lucide et profond regard. Aussi le grand statuaire bourguignon, quand
il repassait dans son esprit les événements de sa carrière artistique, regardait-il cette période de
Belgique comme une des plus fécondes et des plus heureuses, tandis qu’iljjregrettait amèrement
L’ART.
décorée de son nom ; quelques-uns savent aussi que le Tombeau de Cavaignac, au cimetière
Montmartre, et le Maréchal Ney du carrefour de l'Observatoire sont de lui, et que la Madeleine
possède, à demi caché dans l’obscurité d’une chapelle latérale, son groupe du Baptême du Christ,
et Saint-Vincent-de-Paul son Calvaire. Les plus favorisés ont peut-être admiré le Louis XIII
enfant à l’exposition d’Alsace-Lorraine ou au château de Dampierre. Mais il faut s’arrêter là :
seuls les artistes et les critiques connaissent le Napoléon de Fixin, ÏHébé et IAmour dominateur
du musée de Dijon, et pourtant cette dernière œuvre est peut-être son chef-d’œuvre, si l’on
oublie pour un instant le Départ, absolument hors de pair. Quant aux œuvres de Belgique, elles
sont profondément inconnues en France, et je ne dis pas oubliées ou négligées : douze années
de la vie de Rude, de l’époque sinon la plus glorieuse, du moins la plus féconde de sa carrière
artistique, ont échappé à peu près complètement aux critiques, impuissants dès lors à comprendre
l’évolution de son génie. Comment a-t-il pu partir de Paris en ne laissant guère derrière lui que
XAristée pleurant ses abeilles, qu’il brisa plus tard, les armes et les costumes militaires qui
décorent le piédestal de la colonne Vendôme, et se révéler subitement à son retour, douze ans
La Chasse de Méléagre. (Premier fragment.)
Bas-relief de Rude au château de Tervueren.
après, par le Mercure et le Pêcheur? Il y aurait là un miracle si ses œuvres de Belgique
étaient insignifiantes ou sans grande valeur artistique; or, Rude ne croyait ni aux miracles ni
même à l’inspiration, et il résumait toute son esthétique, tous ses conseils à la jeunesse dans ce
seul mot : faire ou produire. Que ses œuvres de Belgique soient d'inégale valeur, je n’en
disconviens pas et j’ajouterai même que, par une sorte de fatalité, les plus belles ont été
détruites ou détériorées par des incendies successifs ; mais ce qui reste suffirait à la renommée
de tout sculpteur autre que Rude. Les débris des bas-reliefs de XHistoire d’Achille sont beaux
comme des fragments du Parthénon. Très intéressantes au point de vue de l’art, ces œuvres
le sont encore davantage, s'il est possible, au point de vue de l'histoire de l'art : elles marquent
la transition de la routine néo-classique à l’imitation sincère de la nature et nous font assister
à l’enfantement laborieux de notre grande école de sculpture. Lentement, péniblement, par un
effort persévérant, Rude s’affranchit de la tyrannie de l’École et de l’Académie, revient à
l’antiquité mieux comprise, et par l’antiquité à la nature, sur laquelle nul sculpteur à cette
époque ne jette un aussi lucide et profond regard. Aussi le grand statuaire bourguignon, quand
il repassait dans son esprit les événements de sa carrière artistique, regardait-il cette période de
Belgique comme une des plus fécondes et des plus heureuses, tandis qu’iljjregrettait amèrement