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ÉCOLE ESPAGNOLE.
Il était alors si chétif et si peu de chose, qu’on lui donna le surnom de l’Espagnolet. Comme les
Romains, les Espagnols sont petits de taille; du temps de Ribera, ils étaient, comme les Romains,
les maîtres du monde; aussi accusait-on le peintre d’avoir usurpé le titre d’Espagnol, si glorieux à
cette époque, où les derniers jours du siècle d'or luisaient encore sur le royaume de Charles-Quint.
Il faut que Ribera ait été un homme bien fier, bien superbe, pour qu’on l’ait jugé capable de s’attri-
buer une origine d’apparat, et il n’y avait guère qu’un véritable Espagnol qui put être soupçonné
de cette hautaine revendication d’une fausse patrie. Du reste, ce sont deux biographes napolitains,
Rernardo de Dominici et Paolo de Mattéis, qui font naître Ribera à Gallipoli, dans le royaume de
Naples, en 1593; mais en cela ils ont commis une double erreur, comme le prouve un extrait de
baptême relevé par Bermudez, constatant que Ribera est né le 12 janvier 1588, à Xativa, dans le
royaume de Valence, de Luis Ribera et de Margarita Gil.
Ce fut à Valence, dans l’école illustrée par les deux Juan de Joanès, que Ribera reçut les pre-
mières leçons de peinture de Francisco Ribalta, un des maîtres de cette école, la plus renommée
alors de l’Espagne. Mais la manière finie du Ribalta, qui s’était formé à Rome et qui joignait aux
enseignements des Carraches une trop soigneuse imitation de Raphaël, ne retint pas longtemps
Ribera. Rien de ce qui était froid ou sage ne pouvait captiver un enfant déjà travaillé par le secret
pressentiment d’une peinture plus virile, et qui dans son art croyait deviner toute une source
d’émotions inattendues et fortes.
Donner du relief aux figures au moyen des noirs les plus épais, étonner les yeux par l’étalage de
chairs palpitantes et déchirées, offrir à la multitude le simulacre des exécutions les plus horribles,
mettre en scène des bourreaux à l’œuvre et des victimes hurlantes, ne choisir enfin, dans la
mythologie, que des Ixion, des Prométhée, des Tantale, dans l’histoire sacrée, que des saint
Barthélemy et des saint Laurent, c’est-à-dire des êtres humains torturés, écorchés, dépecés, roués,
brûlés vifs, voilà ce qui convenait à un artiste qui semblait né pour être le peintre par excellence
des hautes œuvres de la sainte Inquisition.
Ribera était fort pauvre et tout à fait enfant (todavia muchacho) lorsqu’il partit de Valence pour
aller en Italie. Toutefois, ni la mobilité de la jeunesse ni les conseils de la pauvreté ne changèrent
son humeur; il conserva sa fierté naturelle en dépit de la misère et son goût pour les sujets hor-
ribles en présence des sereines compositions de Raphaël. S’il faut en croire l’historien Dominici,
qui écrivait en 1742, soixante ans environ avant Bermudez, c’est à Naples, et non à Rome, que
Ribera fut présenté par son père à Michel-Ange de Caravage, dont les leçons étaient si conformes
au tempérament de l’Espagnolet. Il débuta dans l’atelier de ce terrible maître par étudier des têtes
d’Apôtres, des demi-figures de vieillards, et déjà il se plaisait à les peindre marquées de tous les
signes de la caducité; il écrivait chaque muscle avec une précision affectée, mais étonnante; il
accusait à plaisir la dureté et le poli des os, la présence des tendons, la moindre cicatrice de
quelque ancienne blessure et les phalanges des doigts de la main avec leurs rides les plus profondes,
rides de marbre — comme les appelait un jour notre sculpteur David — telles que les creuse la
vie, non pas dans les carnations molles et tombantes, mais dans ces peaux fermes, épaisses et
basanées dont se recouvre un corps robuste qui lutte encore contre la dernière décrépitude.
L’artiste qui poursuivait avec tant de passion le rendu de la nature avait à peine dix-sept ans;
néanmoins les prédilections de l’Espagnolet étaient alors tellement décidées, qu’étant à Rome il y
étudia sans se modifier et sans profit1 les œuvres de Raphaël. Le profond dénûment où il vivait à
Rome n’ôtait rien à son ardeur pour le travail, et souvent on le rencontrait dessinant dans les rues,
au soleil. Un jour qu’il était occupé à dessiner ainsi, un cardinal venant à passer remarqua l’extrême
application du peintre adolescent, sa pauvreté, sa petite taille, et à travers ses guenilles il crut voir
percer non seulement l’orgueil, mais le génie. 11 s’approcha et offrit à Ribera un asile dans son
palais. Cependant l’Espagnolet n’eut pas plutôt accepté qu’il commença de s’en repentir. Le séjour
d’une antichambre l’humiliait, car s’il aimait la servitude, c’était pour l’imposer, non pour la subir.
1 Con poco profittOj di Paolo de Mattéis* Notizie di alcuni Pitt. napolit. — Dominici en a fait des citations fréquentes.
ÉCOLE ESPAGNOLE.
Il était alors si chétif et si peu de chose, qu’on lui donna le surnom de l’Espagnolet. Comme les
Romains, les Espagnols sont petits de taille; du temps de Ribera, ils étaient, comme les Romains,
les maîtres du monde; aussi accusait-on le peintre d’avoir usurpé le titre d’Espagnol, si glorieux à
cette époque, où les derniers jours du siècle d'or luisaient encore sur le royaume de Charles-Quint.
Il faut que Ribera ait été un homme bien fier, bien superbe, pour qu’on l’ait jugé capable de s’attri-
buer une origine d’apparat, et il n’y avait guère qu’un véritable Espagnol qui put être soupçonné
de cette hautaine revendication d’une fausse patrie. Du reste, ce sont deux biographes napolitains,
Rernardo de Dominici et Paolo de Mattéis, qui font naître Ribera à Gallipoli, dans le royaume de
Naples, en 1593; mais en cela ils ont commis une double erreur, comme le prouve un extrait de
baptême relevé par Bermudez, constatant que Ribera est né le 12 janvier 1588, à Xativa, dans le
royaume de Valence, de Luis Ribera et de Margarita Gil.
Ce fut à Valence, dans l’école illustrée par les deux Juan de Joanès, que Ribera reçut les pre-
mières leçons de peinture de Francisco Ribalta, un des maîtres de cette école, la plus renommée
alors de l’Espagne. Mais la manière finie du Ribalta, qui s’était formé à Rome et qui joignait aux
enseignements des Carraches une trop soigneuse imitation de Raphaël, ne retint pas longtemps
Ribera. Rien de ce qui était froid ou sage ne pouvait captiver un enfant déjà travaillé par le secret
pressentiment d’une peinture plus virile, et qui dans son art croyait deviner toute une source
d’émotions inattendues et fortes.
Donner du relief aux figures au moyen des noirs les plus épais, étonner les yeux par l’étalage de
chairs palpitantes et déchirées, offrir à la multitude le simulacre des exécutions les plus horribles,
mettre en scène des bourreaux à l’œuvre et des victimes hurlantes, ne choisir enfin, dans la
mythologie, que des Ixion, des Prométhée, des Tantale, dans l’histoire sacrée, que des saint
Barthélemy et des saint Laurent, c’est-à-dire des êtres humains torturés, écorchés, dépecés, roués,
brûlés vifs, voilà ce qui convenait à un artiste qui semblait né pour être le peintre par excellence
des hautes œuvres de la sainte Inquisition.
Ribera était fort pauvre et tout à fait enfant (todavia muchacho) lorsqu’il partit de Valence pour
aller en Italie. Toutefois, ni la mobilité de la jeunesse ni les conseils de la pauvreté ne changèrent
son humeur; il conserva sa fierté naturelle en dépit de la misère et son goût pour les sujets hor-
ribles en présence des sereines compositions de Raphaël. S’il faut en croire l’historien Dominici,
qui écrivait en 1742, soixante ans environ avant Bermudez, c’est à Naples, et non à Rome, que
Ribera fut présenté par son père à Michel-Ange de Caravage, dont les leçons étaient si conformes
au tempérament de l’Espagnolet. Il débuta dans l’atelier de ce terrible maître par étudier des têtes
d’Apôtres, des demi-figures de vieillards, et déjà il se plaisait à les peindre marquées de tous les
signes de la caducité; il écrivait chaque muscle avec une précision affectée, mais étonnante; il
accusait à plaisir la dureté et le poli des os, la présence des tendons, la moindre cicatrice de
quelque ancienne blessure et les phalanges des doigts de la main avec leurs rides les plus profondes,
rides de marbre — comme les appelait un jour notre sculpteur David — telles que les creuse la
vie, non pas dans les carnations molles et tombantes, mais dans ces peaux fermes, épaisses et
basanées dont se recouvre un corps robuste qui lutte encore contre la dernière décrépitude.
L’artiste qui poursuivait avec tant de passion le rendu de la nature avait à peine dix-sept ans;
néanmoins les prédilections de l’Espagnolet étaient alors tellement décidées, qu’étant à Rome il y
étudia sans se modifier et sans profit1 les œuvres de Raphaël. Le profond dénûment où il vivait à
Rome n’ôtait rien à son ardeur pour le travail, et souvent on le rencontrait dessinant dans les rues,
au soleil. Un jour qu’il était occupé à dessiner ainsi, un cardinal venant à passer remarqua l’extrême
application du peintre adolescent, sa pauvreté, sa petite taille, et à travers ses guenilles il crut voir
percer non seulement l’orgueil, mais le génie. 11 s’approcha et offrit à Ribera un asile dans son
palais. Cependant l’Espagnolet n’eut pas plutôt accepté qu’il commença de s’en repentir. Le séjour
d’une antichambre l’humiliait, car s’il aimait la servitude, c’était pour l’imposer, non pour la subir.
1 Con poco profittOj di Paolo de Mattéis* Notizie di alcuni Pitt. napolit. — Dominici en a fait des citations fréquentes.