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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tueuses séductions du décor. La Salotné, étincelante dans son cadre noir,
est, si l’on veut, comme un émail delà renaissance, comme une étoffe de
soie miroitant sous la lumière. C’est tout d’abord une fête pour les yeux ;
mais c’est aussi une peinture, et il est temps de l’examiner.
Assise sur un coffret aux incrustations d’ivoire, Salomé attend. Bien
qu’elle tienne sur ses genoux des instruments de mort, bien que sa main
distraite joue avec la poignée d’un cimeterre, elle est sans pensée, comme
un animal plein d’une grâce farouche qui ne sait pas qu’il est redoutable
et charmant. Nulle expression dans cette tête, sinon un regard un peu
fou et quelque chose de lascif dans le sourire. La chevelure, abondante,
emmêlée, volontairement excessive, détache sa masse noire sur un fond
de satin citron clair de la tonalité la plus éclatante. C’est ce noir mat qui
trouve son écho dans l’ébène du cadre. Le problème ici était à la fois
d’enlever des carnations qui restent lumineuses sur ce fond d’une impla-
cable splendeur, et de marier, sans brutalité, le noir absolu des cheveux
à toutes les clartés ambiantes. Régnault y est parvenu : sans amoindrir
l’effet de contraste, qui est la moitié de son tableau, il a usé de tons
rompus, de nuances atténuées, qui mettent l’accord dans ce concert de
sonorités. Des gazes transparentes qu’illuminent des reflets d’or, des
roses tournant au jaune, passent çà et là sur les chairs et les relient, par
des finesses exquises, à la brillante étoffe qui tapisse le fond. C’est par
un art merveilleux que la figure conserve sa valeur et qu’il n’y a pas une
seule tache criarde dans cette peinture où le contraste s’exalte systéma-
tiquement et où l’harmonie se déroule de l’extrême clair à l’extrême
obscur. Gardons-nous d’oublier de quelles demi-teintes légères Régnault
a baigné les chairs de sa bohémienne. Sous la jupe de gaze aux rayures
d’or qui les voile à demi, ses jambes nues, ses pieds délicats, sont cares-
sés par une atmosphère d’une indicible limpidité. Partout, d’ailleurs,
l’exécution, savante et souple, est incomparable. Ce que les profanes ont
pu dire devant ce tableau, nous l’ignorons, mais nous savons qu’il a été,
qu’il sera toujours la joie des coloristes.
Pendant que Paris s’arrêtait charmé devant cette vision de féerie,
Régnault, fidèle à son rêve, était revenu en Afrique. Il consacra l’été
de 1870 à compléter son installation à Tanger et à peindre le plus
oriental de ses tableaux, l’Exécution sans jugement sons les rois maures
de Grenade. L’œuvre figura la même année parmi les envois de l’École de
de Rome. Peu de personnes la virent à cette époque. C’était le moment
difficile où, l’ennemi approchant, les Parisiens timides quittaient Paris et
se privaient ainsi d’une âcre volupté, celle de voir notre ville bien-aimée
héroïque sous les bombes et vaillante au milieu des tortures de la faim.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tueuses séductions du décor. La Salotné, étincelante dans son cadre noir,
est, si l’on veut, comme un émail delà renaissance, comme une étoffe de
soie miroitant sous la lumière. C’est tout d’abord une fête pour les yeux ;
mais c’est aussi une peinture, et il est temps de l’examiner.
Assise sur un coffret aux incrustations d’ivoire, Salomé attend. Bien
qu’elle tienne sur ses genoux des instruments de mort, bien que sa main
distraite joue avec la poignée d’un cimeterre, elle est sans pensée, comme
un animal plein d’une grâce farouche qui ne sait pas qu’il est redoutable
et charmant. Nulle expression dans cette tête, sinon un regard un peu
fou et quelque chose de lascif dans le sourire. La chevelure, abondante,
emmêlée, volontairement excessive, détache sa masse noire sur un fond
de satin citron clair de la tonalité la plus éclatante. C’est ce noir mat qui
trouve son écho dans l’ébène du cadre. Le problème ici était à la fois
d’enlever des carnations qui restent lumineuses sur ce fond d’une impla-
cable splendeur, et de marier, sans brutalité, le noir absolu des cheveux
à toutes les clartés ambiantes. Régnault y est parvenu : sans amoindrir
l’effet de contraste, qui est la moitié de son tableau, il a usé de tons
rompus, de nuances atténuées, qui mettent l’accord dans ce concert de
sonorités. Des gazes transparentes qu’illuminent des reflets d’or, des
roses tournant au jaune, passent çà et là sur les chairs et les relient, par
des finesses exquises, à la brillante étoffe qui tapisse le fond. C’est par
un art merveilleux que la figure conserve sa valeur et qu’il n’y a pas une
seule tache criarde dans cette peinture où le contraste s’exalte systéma-
tiquement et où l’harmonie se déroule de l’extrême clair à l’extrême
obscur. Gardons-nous d’oublier de quelles demi-teintes légères Régnault
a baigné les chairs de sa bohémienne. Sous la jupe de gaze aux rayures
d’or qui les voile à demi, ses jambes nues, ses pieds délicats, sont cares-
sés par une atmosphère d’une indicible limpidité. Partout, d’ailleurs,
l’exécution, savante et souple, est incomparable. Ce que les profanes ont
pu dire devant ce tableau, nous l’ignorons, mais nous savons qu’il a été,
qu’il sera toujours la joie des coloristes.
Pendant que Paris s’arrêtait charmé devant cette vision de féerie,
Régnault, fidèle à son rêve, était revenu en Afrique. Il consacra l’été
de 1870 à compléter son installation à Tanger et à peindre le plus
oriental de ses tableaux, l’Exécution sans jugement sons les rois maures
de Grenade. L’œuvre figura la même année parmi les envois de l’École de
de Rome. Peu de personnes la virent à cette époque. C’était le moment
difficile où, l’ennemi approchant, les Parisiens timides quittaient Paris et
se privaient ainsi d’une âcre volupté, celle de voir notre ville bien-aimée
héroïque sous les bombes et vaillante au milieu des tortures de la faim.