192
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
oublié aujourd’hui, malgré les deux grands tableaux que le Louvre pos-
sède de lui. Il paraît que cet artiste n’était pas si opposé qu’on pourrait
le croire aux tentatives des réformateurs, et Rousseau, en particulier,
n’eut qu’à se féliciter de ses rapports avec lui. M. Alfred Sensier, dans
sa grande étude sur Théodore Rousseau, donne d’intéressants détails con-
cernant l’attitude du jeune paysagiste dans la lutte des romantiques et des
classiques. « Dans son travail, dit-il, il consultait Lethière, son ancien
maître, qui l’encourageait avec cette bonhomie paternelle qu’on lui con-
naissait pour les jeunes gens. 11 reconnut en Rousseau un vrai tempé-
rament de peintre, et l’excita à étudier en pleine liberté et à poursuivre
sa spécialité de paysagiste... En général, la guerre des écoles qui était
alors fort bruyante ne trouvait en Rousseau qu’un tiède partisan. Il
parlait peu, songeait beaucoup à sa profession, et il m’a dit bien souvent
que les doctrines du romantisme avaient été pour lui la bouteille à
l’encre. »
Pendant la première partie de la vie militante de Rousseau, Dupré a
exercé sur son talent la plus grande et on peut dire la plus heureuse
influence. Dans la seconde période de sa vie, Rousseau fut complètement
séparé de Dupré, l’un vivant à Barbizon, et l’autre à l’Isle-Adam. « Ce
fut un grand malheur pour Rousseau, dit M. Sensier, car Dupré avait
pris sur lui l’autorité d’un artiste supérieur ; c’était un régulateur infail-
lible qui arrivait à temps pour l’arrêter dans ses destructions et dans la
recherche d’un idéal irréalisable que Rousseau ne se lassait point de rêver.
« Je dois beaucoup à Dupré, me disait-il plus tard, il m’a fait entrevoir
« des choses que je ne soupçonnais pas, et entre autres l’art de machiner
« le tableau et d’en condenser les forces. »
Rousseau a toujours été un chercheur infini, et, faute d’avoir su
s’arrêter à temps, il est quelquefois tombé dans la maigreur, surtout vers
la fm de sa vie. Tant qu’il avait vécu avec Dupré, ce dernier avait sur
son ami un grand ascendant. « Je n’ai pas la prétention de vous imposer
mon opinion, lui disait Dupré, mais j’ai la conviction qu’on ne peut
aller plus loin, et que vous exténuer sur ce travail ne fera que l’amoindrir.
Faites une épreuve ; eh bien ! retournez contre le mur votre toile,
laissez-la un mois sans la regarder; puis, quand votre vue se sera
rafraîchie, que vous aurez dominé la fièvre de la création, regardez froi-
dement, et si vous êtes encore mécontent, alors jetez vous dans la four-
naise et retravaillez l’œuvre. Mais accordez-vous un sursis d’un mois;
promettez-le-moi1. »
1. Sensier, Théodore Rousseau.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
oublié aujourd’hui, malgré les deux grands tableaux que le Louvre pos-
sède de lui. Il paraît que cet artiste n’était pas si opposé qu’on pourrait
le croire aux tentatives des réformateurs, et Rousseau, en particulier,
n’eut qu’à se féliciter de ses rapports avec lui. M. Alfred Sensier, dans
sa grande étude sur Théodore Rousseau, donne d’intéressants détails con-
cernant l’attitude du jeune paysagiste dans la lutte des romantiques et des
classiques. « Dans son travail, dit-il, il consultait Lethière, son ancien
maître, qui l’encourageait avec cette bonhomie paternelle qu’on lui con-
naissait pour les jeunes gens. 11 reconnut en Rousseau un vrai tempé-
rament de peintre, et l’excita à étudier en pleine liberté et à poursuivre
sa spécialité de paysagiste... En général, la guerre des écoles qui était
alors fort bruyante ne trouvait en Rousseau qu’un tiède partisan. Il
parlait peu, songeait beaucoup à sa profession, et il m’a dit bien souvent
que les doctrines du romantisme avaient été pour lui la bouteille à
l’encre. »
Pendant la première partie de la vie militante de Rousseau, Dupré a
exercé sur son talent la plus grande et on peut dire la plus heureuse
influence. Dans la seconde période de sa vie, Rousseau fut complètement
séparé de Dupré, l’un vivant à Barbizon, et l’autre à l’Isle-Adam. « Ce
fut un grand malheur pour Rousseau, dit M. Sensier, car Dupré avait
pris sur lui l’autorité d’un artiste supérieur ; c’était un régulateur infail-
lible qui arrivait à temps pour l’arrêter dans ses destructions et dans la
recherche d’un idéal irréalisable que Rousseau ne se lassait point de rêver.
« Je dois beaucoup à Dupré, me disait-il plus tard, il m’a fait entrevoir
« des choses que je ne soupçonnais pas, et entre autres l’art de machiner
« le tableau et d’en condenser les forces. »
Rousseau a toujours été un chercheur infini, et, faute d’avoir su
s’arrêter à temps, il est quelquefois tombé dans la maigreur, surtout vers
la fm de sa vie. Tant qu’il avait vécu avec Dupré, ce dernier avait sur
son ami un grand ascendant. « Je n’ai pas la prétention de vous imposer
mon opinion, lui disait Dupré, mais j’ai la conviction qu’on ne peut
aller plus loin, et que vous exténuer sur ce travail ne fera que l’amoindrir.
Faites une épreuve ; eh bien ! retournez contre le mur votre toile,
laissez-la un mois sans la regarder; puis, quand votre vue se sera
rafraîchie, que vous aurez dominé la fièvre de la création, regardez froi-
dement, et si vous êtes encore mécontent, alors jetez vous dans la four-
naise et retravaillez l’œuvre. Mais accordez-vous un sursis d’un mois;
promettez-le-moi1. »
1. Sensier, Théodore Rousseau.