CORRESPONDANCE D’ANGLETERRE.
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conception est si poétique, sont d’un dessin défectueux, et leurs membres manquent
trop de souplesse et de vie. Plus complètement réussi est un paysage, ou plutôt
une impression dans le vrai sens du mot, intitulé : Mount Ararat. On voit les
sommets les plus élevés de la montagne, des pics nus et'àpres, éclairés par le bleu
intense d’une nuit étoilée d’une pureté diaphane extraordinaire , au-dessus du pic
le plus élevé scintille une étoile plus brillante que les autres. L’œuvre est de celles qui
éveillent pour le moins autant les émotions de l’intelligence que les sensations des
organes visuels ; elle se grave dans la mémoire comme un beau motif de musique.
Deux portraits de femme qu’expose l’éminent artiste ont ce charme pénétrant, ce
caractère intime que seul, parmi les portraitistes anglais, M. Watts sait donner.
M. Millais a honoré la Grosvenor de son nouveau Portrait de M. Gladstone, le
second qu’il a fait du premier ministre. Il est vu presque de face, assis, et vêtu
de scs robes académiques de docteur de l’université d’Oxford, en soie mi-partie
rouge cramoisi et rouge écarlate. La tète est largement dessinée et puissamment
modelée, mais le peintre n’a su nous révéler que le côté tout extérieur de cette
personnalité énergique, dont le type devient, ainsi conçu, quelque peu vulgaire.
M. Millais n’a pas non plus réussi, comme dans d’autres œuvres précédentes, à
vaincre complètement le difficile problème d’harmoniser ensemble deux rouges
aussi différents et de les mettre d’accord avec les chairs. En somme, je préfère à
celui-ci le premier portrait, où l’orateur était debout et de profil, l’œil enflammé,
et sur le point d’entamer un de ses fougueux discours.
C’est M. W. B. Richmond qui triomphe cette année avec plusieurs portraits
très remarquables et très variés de conception, dans lesquels il est parvenu, sans
effort d’imitation, à rappeler quelques-unes des grandes qualités des maîtres
florentins du xvic siècle. Je citerai surtout un beau Portrait de lady Loyd Lindsay,
une dame d’aspect noble et calme, aux cheveux argentés, vêtue de soie noire que
rehausse un fond ponceau à dessins d’or. On n’y trouverait à critiquer que le
ton des chairs, qui n’est pas précisément celui de la nature — défaut du reste
habituel à ce peintre. Aussi complet, dans un tout autre genre, est le portrait d’une
loute jeune fille, une blonde au regard brillant qui est vue de trois quarts entiè-
rement vêtue de blanc : elle se tient debout, les mains derrière le dos, regardant
fixement en l’air de ce regard qui ne voit rien, et paraissant rêver ; le fond joue
dans une harmonie de tons saumonés. Admirable surtout est la pose de la tête,
très naturelle et cependant pleine de caractère. Son grand tableau : Y Intérieur du
théâtre d’Athènes pendant une représentation de l’Agamemnon, est une œuvre à
l’exécution de laquelle il a évidemment consacré un temps considérable et des
efforts qui n’ont pas été couronnés, il faut en convenir, d’un complet succès. Nous
ne voyons que les spectateurs qui, étagés sur les gradins en marbre blanc du
théâtre, sont tous vus absolument de face, et tous semblant dévorer des yeux la
scène — invisible pour nous — où Clytemnestre, selon la description que nous fait
le catalogue, déclame le récit de la mort d’Agamemnon. Au premier rang sont les
archontes et les autres hauts fonctionnaires de la ville. Le monument est couronné
par une double colonnade d’ordre ionique, par les ouvertures de laquelle on
entrevoit l’Acropole et les temples d’Athènes. Ses divers personnages sont com-
posés avec le plus grand soin ; les expressions individuelles, très étudiées,
parcourent toute la gamme des sentiments les plus divers : d’où vient cependant
que l’ensemble n’est pas dramatique? Le tableau est plutôt une agglomération de
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conception est si poétique, sont d’un dessin défectueux, et leurs membres manquent
trop de souplesse et de vie. Plus complètement réussi est un paysage, ou plutôt
une impression dans le vrai sens du mot, intitulé : Mount Ararat. On voit les
sommets les plus élevés de la montagne, des pics nus et'àpres, éclairés par le bleu
intense d’une nuit étoilée d’une pureté diaphane extraordinaire , au-dessus du pic
le plus élevé scintille une étoile plus brillante que les autres. L’œuvre est de celles qui
éveillent pour le moins autant les émotions de l’intelligence que les sensations des
organes visuels ; elle se grave dans la mémoire comme un beau motif de musique.
Deux portraits de femme qu’expose l’éminent artiste ont ce charme pénétrant, ce
caractère intime que seul, parmi les portraitistes anglais, M. Watts sait donner.
M. Millais a honoré la Grosvenor de son nouveau Portrait de M. Gladstone, le
second qu’il a fait du premier ministre. Il est vu presque de face, assis, et vêtu
de scs robes académiques de docteur de l’université d’Oxford, en soie mi-partie
rouge cramoisi et rouge écarlate. La tète est largement dessinée et puissamment
modelée, mais le peintre n’a su nous révéler que le côté tout extérieur de cette
personnalité énergique, dont le type devient, ainsi conçu, quelque peu vulgaire.
M. Millais n’a pas non plus réussi, comme dans d’autres œuvres précédentes, à
vaincre complètement le difficile problème d’harmoniser ensemble deux rouges
aussi différents et de les mettre d’accord avec les chairs. En somme, je préfère à
celui-ci le premier portrait, où l’orateur était debout et de profil, l’œil enflammé,
et sur le point d’entamer un de ses fougueux discours.
C’est M. W. B. Richmond qui triomphe cette année avec plusieurs portraits
très remarquables et très variés de conception, dans lesquels il est parvenu, sans
effort d’imitation, à rappeler quelques-unes des grandes qualités des maîtres
florentins du xvic siècle. Je citerai surtout un beau Portrait de lady Loyd Lindsay,
une dame d’aspect noble et calme, aux cheveux argentés, vêtue de soie noire que
rehausse un fond ponceau à dessins d’or. On n’y trouverait à critiquer que le
ton des chairs, qui n’est pas précisément celui de la nature — défaut du reste
habituel à ce peintre. Aussi complet, dans un tout autre genre, est le portrait d’une
loute jeune fille, une blonde au regard brillant qui est vue de trois quarts entiè-
rement vêtue de blanc : elle se tient debout, les mains derrière le dos, regardant
fixement en l’air de ce regard qui ne voit rien, et paraissant rêver ; le fond joue
dans une harmonie de tons saumonés. Admirable surtout est la pose de la tête,
très naturelle et cependant pleine de caractère. Son grand tableau : Y Intérieur du
théâtre d’Athènes pendant une représentation de l’Agamemnon, est une œuvre à
l’exécution de laquelle il a évidemment consacré un temps considérable et des
efforts qui n’ont pas été couronnés, il faut en convenir, d’un complet succès. Nous
ne voyons que les spectateurs qui, étagés sur les gradins en marbre blanc du
théâtre, sont tous vus absolument de face, et tous semblant dévorer des yeux la
scène — invisible pour nous — où Clytemnestre, selon la description que nous fait
le catalogue, déclame le récit de la mort d’Agamemnon. Au premier rang sont les
archontes et les autres hauts fonctionnaires de la ville. Le monument est couronné
par une double colonnade d’ordre ionique, par les ouvertures de laquelle on
entrevoit l’Acropole et les temples d’Athènes. Ses divers personnages sont com-
posés avec le plus grand soin ; les expressions individuelles, très étudiées,
parcourent toute la gamme des sentiments les plus divers : d’où vient cependant
que l’ensemble n’est pas dramatique? Le tableau est plutôt une agglomération de