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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
même. Où le conduit-on? — Sans doute dans la plaine de Grenelle,
où l’on a déjà fusillé Labédoyère! — Pas du tout. A mi-chemin de
l’Observatoire, la voiture s’arrête. C’est ici. Ney sursaute malgré lui
et regarde... Ici ou ailleurs, bah ! qu’importe ! Le temps est froid, la
terre est dure, il y a dans l’air une brume blanche et glacée. Personne
aux environs. Deux ou trois passants paraissent et disparaissent,
frileux, pressés. Ce piquet de fantassins semble être venu là pour
faire l’exercice. Cette voiture qui s’en va n’éveille aucun soupçon...
Qui diable se douterait que l’on s’apprête à fusiller, comme cela, un
maréchal de la Grande Armée?... Yoilà qu’il se dirige vers les exécu-
teurs, et les salue, aussi paisible, aussi simple que s’il eût été dans la
cour de sa maison. On veut lui bander les yeux... Ah! par exemple,
il se révolte : « Oubliez-vous, Monsieur, que j’ai l’habitude, depuis
« vingt-cinq ans, de regarder en face les boulets et les balles ! » Devant
tout le peloton, il dit, d’une voix qui ne tremble pas : « Je proteste
« devant Dieu, devant la Patrie, devant l’Europe contre le jugement
« qui m’a condamné. J’en appelle à la postérité, aux hommes, à Dieu.
« Yive la France! » Là-dessus, les fusils s’arment avec un cliquetis et
s’épaulent. Ney ôte son chapeau et se frappe la poitrine en criant :
« Soldats, droit au cœur. » Trente coups partent dans un seul bruit.
L’homme est tombé, la face contre terre. Vite, à grandes enjambées,
le petit peloton s’en va ; l’on voit, à travers la brume, l’escouade se
rapetisser en masse noire. Encore dix minutes : Plus rien... silence
complet. Le cadavre est transporté, sur un brancard, à la Maternité,
où les médecins l’examinent et où les sœurs de charité l’entourent de
prières, à genoux. Il a onze balles dans le corps, le pauvre maréchal :
une au bras, une au cou, trois à la tête, six à la poitrine... Il en est
tout criblé... Et dire que cela s’est fait, en quelques secondes, à cin-
quante mètres de nous!... Dire qu’on a tué comme un chien un héros
cuirassé de gloire et qui avait été si grand dans la retraite de
Russie!... C’est à faire dresser les cheveux!... »
Hanté de pareilles images, constamment présentées avec cette
violence, il n’est pas étonnant que Rude ait conçu une œuvre de
deuil, de réparation amère. Peut-être a-t-il fait, dès cette époque,
l’esquisse dont on a souvent parlé et où la vérité s’évoque impérieu-
sement, à ceci près que l’artiste n’a pas cru devoir laisser au soldat
l’habit civil. Charles Poisot, de Dijon, l’a décrite en ces termes :
« Le maréchal s’y montrait en petite tenue militaire, le bonnet de
police de l’Empire à ses pieds. La tête nue, il allait commander le
feu pour la dernière fois. Sa main gauche écartait la longue houppe-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
même. Où le conduit-on? — Sans doute dans la plaine de Grenelle,
où l’on a déjà fusillé Labédoyère! — Pas du tout. A mi-chemin de
l’Observatoire, la voiture s’arrête. C’est ici. Ney sursaute malgré lui
et regarde... Ici ou ailleurs, bah ! qu’importe ! Le temps est froid, la
terre est dure, il y a dans l’air une brume blanche et glacée. Personne
aux environs. Deux ou trois passants paraissent et disparaissent,
frileux, pressés. Ce piquet de fantassins semble être venu là pour
faire l’exercice. Cette voiture qui s’en va n’éveille aucun soupçon...
Qui diable se douterait que l’on s’apprête à fusiller, comme cela, un
maréchal de la Grande Armée?... Yoilà qu’il se dirige vers les exécu-
teurs, et les salue, aussi paisible, aussi simple que s’il eût été dans la
cour de sa maison. On veut lui bander les yeux... Ah! par exemple,
il se révolte : « Oubliez-vous, Monsieur, que j’ai l’habitude, depuis
« vingt-cinq ans, de regarder en face les boulets et les balles ! » Devant
tout le peloton, il dit, d’une voix qui ne tremble pas : « Je proteste
« devant Dieu, devant la Patrie, devant l’Europe contre le jugement
« qui m’a condamné. J’en appelle à la postérité, aux hommes, à Dieu.
« Yive la France! » Là-dessus, les fusils s’arment avec un cliquetis et
s’épaulent. Ney ôte son chapeau et se frappe la poitrine en criant :
« Soldats, droit au cœur. » Trente coups partent dans un seul bruit.
L’homme est tombé, la face contre terre. Vite, à grandes enjambées,
le petit peloton s’en va ; l’on voit, à travers la brume, l’escouade se
rapetisser en masse noire. Encore dix minutes : Plus rien... silence
complet. Le cadavre est transporté, sur un brancard, à la Maternité,
où les médecins l’examinent et où les sœurs de charité l’entourent de
prières, à genoux. Il a onze balles dans le corps, le pauvre maréchal :
une au bras, une au cou, trois à la tête, six à la poitrine... Il en est
tout criblé... Et dire que cela s’est fait, en quelques secondes, à cin-
quante mètres de nous!... Dire qu’on a tué comme un chien un héros
cuirassé de gloire et qui avait été si grand dans la retraite de
Russie!... C’est à faire dresser les cheveux!... »
Hanté de pareilles images, constamment présentées avec cette
violence, il n’est pas étonnant que Rude ait conçu une œuvre de
deuil, de réparation amère. Peut-être a-t-il fait, dès cette époque,
l’esquisse dont on a souvent parlé et où la vérité s’évoque impérieu-
sement, à ceci près que l’artiste n’a pas cru devoir laisser au soldat
l’habit civil. Charles Poisot, de Dijon, l’a décrite en ces termes :
« Le maréchal s’y montrait en petite tenue militaire, le bonnet de
police de l’Empire à ses pieds. La tête nue, il allait commander le
feu pour la dernière fois. Sa main gauche écartait la longue houppe-