THOMAS LAWRENCE.
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« Hier, écrit-il, j’ai dîné à une heure et demie pour rester ensuite
jusqu’à la nuit dans la Sixtine et dans les chambres de Raphaël. Il
arrive souvent que les premières impressions sont les plus vraies :
nous changeons, changeons, et nous finissons par y revenir. Je fais
mon possible pour être de sang-froid, et pour garder toute mon humi-
lité de juge impartial, quand je veux apprécier les deux génies de
Michel-Ange et de Raphaël. Eh bien ! le premier de ces deux maîtres
me paraît toujours et toujours écraser l’autre comme d’un coup de
tonnerre. Le parfait mélange de la vérité et de l’élégance, souvent
aussi de la grandeur, n’est pas assez fort tout de même pour résister
sous le poids de la sublimité. Il y a dans cette haute abstr*action,
dans ces divinités tout intellectuelles qui peuplent la Sixtine, il y a
quelque chose qui fait que les plus nobles figures de Raphaël ont l’air
de spectateurs assistant, muets et extasiés, aux créations de Michel-
Ange. Jamais Raphaël n’a produit des figures pareilles à Y Adam et
Ève de Michel-Ange : Ève est bien l’Ève de Milton, elle est davantage
encore la mère de l’humanité, et pourtant elle n’a rien de rude ni de
grossier, elle est tout élégance, comme les lignes de la fleur la plus
délicate. Avant la chute d’Adam, Dieu a ordonné aux hommes de
croître et de multiplier : Michel-Ange me donne l’idée de la race
qu’aurait possédée le monde sans le premier péché. »
Pendant que Lawrence étudiait ainsi, avec la timidité respec-
tueuse d’un débutant, les maîtres anciens, lui-même était considéré
comme un maître de pi’emier ordre dans la société romaine. Tous les
jours des fêtes et des dîners étaient donnés en son honneur. Les trois
personnages les plus considérables de Rome à cette époque, le pape,
le cardinal Consalvi et le sculpteur Canova, furent heureux de poser
devant lui. Et les trois portraits qu’il fit d’eux sont parmi ses chefs-
d’œuvre; l’influence de l’art classique s’y fait sentir plus présente
même que dans ses portraits des années suivantes.
Le pape était alors Pie YII, Gregorio Barnaba Chiaramonti ;
c’était un vieillard de soixante-dix-sept ans, dont Lawrence a mer-
veilleusement rendu, dans son portrait, l’expression douce et
fatiguée. Voici en quels termes le peintre raconte sa première
audience :
« On me fit entrer dans un petit cabinet où le Pape se tenait assis
tout près de la porte. Je m’inclinai en pliant le genou, et restai seul
avec lui. Il a une belle attitude, encore qu’un peu voûté, avec une
voix ferme, mais douce; à travers tous les orages du passé, ses
cheveux sont demeurés d’un noir de jais. Je suis resté avec lui à peu
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« Hier, écrit-il, j’ai dîné à une heure et demie pour rester ensuite
jusqu’à la nuit dans la Sixtine et dans les chambres de Raphaël. Il
arrive souvent que les premières impressions sont les plus vraies :
nous changeons, changeons, et nous finissons par y revenir. Je fais
mon possible pour être de sang-froid, et pour garder toute mon humi-
lité de juge impartial, quand je veux apprécier les deux génies de
Michel-Ange et de Raphaël. Eh bien ! le premier de ces deux maîtres
me paraît toujours et toujours écraser l’autre comme d’un coup de
tonnerre. Le parfait mélange de la vérité et de l’élégance, souvent
aussi de la grandeur, n’est pas assez fort tout de même pour résister
sous le poids de la sublimité. Il y a dans cette haute abstr*action,
dans ces divinités tout intellectuelles qui peuplent la Sixtine, il y a
quelque chose qui fait que les plus nobles figures de Raphaël ont l’air
de spectateurs assistant, muets et extasiés, aux créations de Michel-
Ange. Jamais Raphaël n’a produit des figures pareilles à Y Adam et
Ève de Michel-Ange : Ève est bien l’Ève de Milton, elle est davantage
encore la mère de l’humanité, et pourtant elle n’a rien de rude ni de
grossier, elle est tout élégance, comme les lignes de la fleur la plus
délicate. Avant la chute d’Adam, Dieu a ordonné aux hommes de
croître et de multiplier : Michel-Ange me donne l’idée de la race
qu’aurait possédée le monde sans le premier péché. »
Pendant que Lawrence étudiait ainsi, avec la timidité respec-
tueuse d’un débutant, les maîtres anciens, lui-même était considéré
comme un maître de pi’emier ordre dans la société romaine. Tous les
jours des fêtes et des dîners étaient donnés en son honneur. Les trois
personnages les plus considérables de Rome à cette époque, le pape,
le cardinal Consalvi et le sculpteur Canova, furent heureux de poser
devant lui. Et les trois portraits qu’il fit d’eux sont parmi ses chefs-
d’œuvre; l’influence de l’art classique s’y fait sentir plus présente
même que dans ses portraits des années suivantes.
Le pape était alors Pie YII, Gregorio Barnaba Chiaramonti ;
c’était un vieillard de soixante-dix-sept ans, dont Lawrence a mer-
veilleusement rendu, dans son portrait, l’expression douce et
fatiguée. Voici en quels termes le peintre raconte sa première
audience :
« On me fit entrer dans un petit cabinet où le Pape se tenait assis
tout près de la porte. Je m’inclinai en pliant le genou, et restai seul
avec lui. Il a une belle attitude, encore qu’un peu voûté, avec une
voix ferme, mais douce; à travers tous les orages du passé, ses
cheveux sont demeurés d’un noir de jais. Je suis resté avec lui à peu