TOLSTOÏ ET LA MISSION SOCIALE DE L’ART
12?
en se jouant, des erreurs grosses comme des cathédrales^ se con-
tredit d’une page à l’autre ; n’eussent été ses lueurs de génie,
l’étude d'un tel amas d’idées insuffisamment mûries ou de para-
doxes eût été intolérable. Au surplus, l’auteur de Qu’est-ce que
l’art? ne manque pas d’une certaine force de dialectique, étant
donné les pratiques d’un homme qui se pique d’être étranger à
notre culture occidentale. Pour ma part, je soupçonne fort ce Slave
de devoir à la généreuse initiation latine et aux humanités, cons-
puées par M. Jules Lemaître, plus qu'il ne se plaît aie reconnaître.
Ne vous y trompez pas, d’ailleurs : le prétendu ermite moscovite
se tient jalousement au courant de nos toutes dernières nouveautés
parisiennes; nos plaquettes les plus fugitives lui arrivent régulière-
ment par la poste ; et avec quelle hâte il s’empresse de les lire, de les
commenter! Il en lit même trop — c’est du moins mon humble avis;—
à preuve l’indigeste salade dans laquelle il mêle toutes les doclrines
d’esthétique professées avant lui. Il y associe la plus chétive bro-
chure à des ouvrages faisant époque. Dans cette bibliographie à l’alle-
mande, digne du Journal de la Librairie, ne cherchez pas la note
pénétrante : ce ne sont qu’énumérations privées de commentaires.
Mieux vaudrait citer moins et discuter davantage.
Nous étonnerons-nous si, impuissant à s’orienter dans un laby-
rinthe pour lequel aucune Ariadne ne lui a donné le fil conducteur,
l’auteur de la Sonate à Kreutzer aboutit trop souvent au pessimisme,
au pyrrhonisme au nihilisme ? A l’en croire, si l’on exclut du do-
maine de l’art tout ce qu’en ont exclu les critiques des diverses écoles,
rien ne reste plus, ou à peu près, pour constituer ce fameux domaine ;
les diverses sectes d’artistes, comme les diverses sectes de théologiens,
s'excluent et se nient les unes les autres1. —Encore une preuve de
la défiance, je devrais dire de l’éloignement, de Tolstoï pour l’art.
Supposez que l’un de nous n'ait pas le courage de lire son livre
jusqu’au bout : eh bien ! il croirait que son programme consiste à
détruire, non à édifier; qu’il reflète un esprit chagrin et amer, sans
conviction, sans enthousiasme, nihiliste en un mot.
Aussi bien, Tolstoï a-t-il commis une impardonnable erreur en
s’appliquant à lire tant de gros et nauséabonds in-quarto ou in-octavo,
à commencer par celui de Baumgarten(1714-1762), « le fondateur de
l’esthétique » : que ne s’est-il attaqué directement aux œuvres mêmes
des artistes et à l’évolution des styles ! Pourquoi, quand l’histoire dé-
roulait devant lui de si longues archives, n’a-t-il pas étudié, ne fût-
I. Traduction Wyzewa, p. 11-12
12?
en se jouant, des erreurs grosses comme des cathédrales^ se con-
tredit d’une page à l’autre ; n’eussent été ses lueurs de génie,
l’étude d'un tel amas d’idées insuffisamment mûries ou de para-
doxes eût été intolérable. Au surplus, l’auteur de Qu’est-ce que
l’art? ne manque pas d’une certaine force de dialectique, étant
donné les pratiques d’un homme qui se pique d’être étranger à
notre culture occidentale. Pour ma part, je soupçonne fort ce Slave
de devoir à la généreuse initiation latine et aux humanités, cons-
puées par M. Jules Lemaître, plus qu'il ne se plaît aie reconnaître.
Ne vous y trompez pas, d’ailleurs : le prétendu ermite moscovite
se tient jalousement au courant de nos toutes dernières nouveautés
parisiennes; nos plaquettes les plus fugitives lui arrivent régulière-
ment par la poste ; et avec quelle hâte il s’empresse de les lire, de les
commenter! Il en lit même trop — c’est du moins mon humble avis;—
à preuve l’indigeste salade dans laquelle il mêle toutes les doclrines
d’esthétique professées avant lui. Il y associe la plus chétive bro-
chure à des ouvrages faisant époque. Dans cette bibliographie à l’alle-
mande, digne du Journal de la Librairie, ne cherchez pas la note
pénétrante : ce ne sont qu’énumérations privées de commentaires.
Mieux vaudrait citer moins et discuter davantage.
Nous étonnerons-nous si, impuissant à s’orienter dans un laby-
rinthe pour lequel aucune Ariadne ne lui a donné le fil conducteur,
l’auteur de la Sonate à Kreutzer aboutit trop souvent au pessimisme,
au pyrrhonisme au nihilisme ? A l’en croire, si l’on exclut du do-
maine de l’art tout ce qu’en ont exclu les critiques des diverses écoles,
rien ne reste plus, ou à peu près, pour constituer ce fameux domaine ;
les diverses sectes d’artistes, comme les diverses sectes de théologiens,
s'excluent et se nient les unes les autres1. —Encore une preuve de
la défiance, je devrais dire de l’éloignement, de Tolstoï pour l’art.
Supposez que l’un de nous n'ait pas le courage de lire son livre
jusqu’au bout : eh bien ! il croirait que son programme consiste à
détruire, non à édifier; qu’il reflète un esprit chagrin et amer, sans
conviction, sans enthousiasme, nihiliste en un mot.
Aussi bien, Tolstoï a-t-il commis une impardonnable erreur en
s’appliquant à lire tant de gros et nauséabonds in-quarto ou in-octavo,
à commencer par celui de Baumgarten(1714-1762), « le fondateur de
l’esthétique » : que ne s’est-il attaqué directement aux œuvres mêmes
des artistes et à l’évolution des styles ! Pourquoi, quand l’histoire dé-
roulait devant lui de si longues archives, n’a-t-il pas étudié, ne fût-
I. Traduction Wyzewa, p. 11-12