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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
haut de la vie humaine. La tâche de l’art véritable, enfin, est au-
jourd’lnii do réaliser l'union fraternelle des hommes1 ».
Dans ce pandémonion, où il n’y a point de place pour l’art by-
zantin, populaire entre tous, et où l’art de la Renaissance est foulé
aux pieds, seul l’art chrétien primitif apparaît sous son jour véri-
table. En homme d’esprit, — je devrais dire en homme de génie
qu’il est, — Tolstoï montre comment s’est formé le christianisme
d’Eglise, « plus voisin du paganisme que de la doctrine du Christ»,
un christianisme admettant une hiérarchie céleste pareille à la
mythologie païenne. Ce christianisme, à l’entendre, était inférieur à
la conception que se faisaient de la vie des Romains tels que les stoï-
ciens ou l’empereur Julien; mais c’était toujours une doctrine supé-
rieure à l’ancienne adoration des dieux, des héros, des bons et des
mauvais esprits ; « cet art, malgré qu’il reposât sur une perversion
de la doctrine du Christ (c’est Tolstoï qui parle), n’en était pas moins
un art véritable, puisqu’il répondait à la conception religieuse des
hommes parmi lesquels il se produisait2 ».
Conversion touchante que celle de cet iconoclaste transformé en
ardent champion des images! Félicitons-nous de voir un si libre et
suggestif esprit reconnaître dans l’art un des moyens qu’ont les
hommes de communiquer entre eux, ou proclamer que, si nous n’a-
vions pas la capacité de connaître les pensées conçues par les hommes
qui nous ont précédés et de transmettre à autrui nos propres pensées,
nous serions comme des bêtes sauvages. Tolstoï se rencontre même,
à son insu, avec Proudhon, quand il déclare que « toute existence
humaine est remplie d’œuvres d’art, depuis les berceuses, les danses,
la mimique et l’intonation, jusqu’aux offices religieux et aux céré-
monies publiques 3 ».
Les moyens d’action une fois constatés, rien n’est urgent comme
de formuler un programme. Indiquez-nous bien vitq, me crie le
lecteur, la panacée vantée ou chantée par le nouvel Esculape! Ici,
et j’en suis au désespoir, Tolstoï amoncelle utopie sur utopie. Ne dé-
bute-t-il point — la belle entrée en matière ! — par nier la nécessité
1. Traduction Wyzewa, p. 267-268.
2. Traduction Wyzewa, p. 68.
3. Le rapprochement est curieux : « Toute la vie, écrit Proudhon, va s’en-
velopper d’art : naissance, mariage, funérailles, moissons, vendanges, combats,
départ, absence, retour, rien n’arrivera, rien ne se fera sans cérémonie, poésie,
danse ou musique [Du Principe de l’Art). »
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
haut de la vie humaine. La tâche de l’art véritable, enfin, est au-
jourd’lnii do réaliser l'union fraternelle des hommes1 ».
Dans ce pandémonion, où il n’y a point de place pour l’art by-
zantin, populaire entre tous, et où l’art de la Renaissance est foulé
aux pieds, seul l’art chrétien primitif apparaît sous son jour véri-
table. En homme d’esprit, — je devrais dire en homme de génie
qu’il est, — Tolstoï montre comment s’est formé le christianisme
d’Eglise, « plus voisin du paganisme que de la doctrine du Christ»,
un christianisme admettant une hiérarchie céleste pareille à la
mythologie païenne. Ce christianisme, à l’entendre, était inférieur à
la conception que se faisaient de la vie des Romains tels que les stoï-
ciens ou l’empereur Julien; mais c’était toujours une doctrine supé-
rieure à l’ancienne adoration des dieux, des héros, des bons et des
mauvais esprits ; « cet art, malgré qu’il reposât sur une perversion
de la doctrine du Christ (c’est Tolstoï qui parle), n’en était pas moins
un art véritable, puisqu’il répondait à la conception religieuse des
hommes parmi lesquels il se produisait2 ».
Conversion touchante que celle de cet iconoclaste transformé en
ardent champion des images! Félicitons-nous de voir un si libre et
suggestif esprit reconnaître dans l’art un des moyens qu’ont les
hommes de communiquer entre eux, ou proclamer que, si nous n’a-
vions pas la capacité de connaître les pensées conçues par les hommes
qui nous ont précédés et de transmettre à autrui nos propres pensées,
nous serions comme des bêtes sauvages. Tolstoï se rencontre même,
à son insu, avec Proudhon, quand il déclare que « toute existence
humaine est remplie d’œuvres d’art, depuis les berceuses, les danses,
la mimique et l’intonation, jusqu’aux offices religieux et aux céré-
monies publiques 3 ».
Les moyens d’action une fois constatés, rien n’est urgent comme
de formuler un programme. Indiquez-nous bien vitq, me crie le
lecteur, la panacée vantée ou chantée par le nouvel Esculape! Ici,
et j’en suis au désespoir, Tolstoï amoncelle utopie sur utopie. Ne dé-
bute-t-il point — la belle entrée en matière ! — par nier la nécessité
1. Traduction Wyzewa, p. 267-268.
2. Traduction Wyzewa, p. 68.
3. Le rapprochement est curieux : « Toute la vie, écrit Proudhon, va s’en-
velopper d’art : naissance, mariage, funérailles, moissons, vendanges, combats,
départ, absence, retour, rien n’arrivera, rien ne se fera sans cérémonie, poésie,
danse ou musique [Du Principe de l’Art). »