L’ÉVOLUTION DE LA SCULPTURE GRECQUE
323
venues aujourd’hui, traitées par certaines... pattes, des formes qu’ils
avaient faites, eux, si belles et si vivantes! Nous leur sommes, par
conséquent, redevables de beaucoup de créations plastiques qui sont,
suivant le mot fameux de Thucydide, xT^p-axa el; àet, parce qu’elles
correspondent à des idées et des sentiments qui dureront autant que
l’humanité elle-même. Mais ces créations sont si bien entrées dans
l’usage courant et nous y sommes si bien habitués, que la pensée
ne nous vient pas de rechercher quand et par qui elles ont com-
mencé d'être : là est l’origine de l’injustice commise par quelques-
uns à l’égard de la sculpture grecque.
Et l’injustice est double. Car on méconnaît du même coup un
des mérites les plus élevés de cette sculpture, à savoir le sens par-
fait, le goût irréprochable avec lequel les Grecs ont su représenter
des abstractions sous une forme concrète et tangible. L’entreprise
est des plus délicates, en effet ; on ne sculpte pas des idées, du moins
à l’état pur; il faut leur donner, d’abord, une enveloppe sensible.
L'imagination se trouve donc tout de suite entravée par les exi-
gences inéluctables de la matière; l’esprit est ramené malgré lui à
l’imitation patiente et exacte de la vie; et deux dangers surgissent :
c’est que l’enveloppe convienne mal à l’idée et ne la laisse pas clai-
rement apparaître, ou bien que l’idée altère son enveloppe maté-
rielle et la fasse manquer à la loi primordiale de correction
et de vérité. Entre ces deux écueils le passage est étroit. Les
sculpteurs grecs ont su le franchir avec une élégante précision,
et ils ont réalisé d’ordinaire, dans les conditions de l’équilibre le
plus parfait, l’alliance intime de la pensée et de la forme. Sans doute
n’y ont-ils sir bien réussi que parce que les idées et les sentiments du
monde païen qu’ils avaient à exprimer n’avaient pas la profondeur
et la complexité des idées et des sentiments du monde moderne.
Mais justement l’art du sculpteur, le plus dépendant qui soit de la
matière, ne s’accommode que d’idées très simples et de sentiments
très généraux ; c’est un art « essentiellement païen1 » : en sorte que
les lacunes mêmes ou, si l’on veut, l’infériorité morale de la civili-
sation grecque n’a pas été inutile à la supériorité de sa sculpture.
Heureux qui les surprend, ces justes harmonies
Où vivent la pensée et la forme à la fois !...2
1. «... Cet art essentiellement païen de la sculpture » (Th. Gautier, Les
Beaux-Arts en Europe — 1855 — 2e série, p. 170).
2. Sully-Prudhomme, L'Art (Stances et Poèmes).
323
venues aujourd’hui, traitées par certaines... pattes, des formes qu’ils
avaient faites, eux, si belles et si vivantes! Nous leur sommes, par
conséquent, redevables de beaucoup de créations plastiques qui sont,
suivant le mot fameux de Thucydide, xT^p-axa el; àet, parce qu’elles
correspondent à des idées et des sentiments qui dureront autant que
l’humanité elle-même. Mais ces créations sont si bien entrées dans
l’usage courant et nous y sommes si bien habitués, que la pensée
ne nous vient pas de rechercher quand et par qui elles ont com-
mencé d'être : là est l’origine de l’injustice commise par quelques-
uns à l’égard de la sculpture grecque.
Et l’injustice est double. Car on méconnaît du même coup un
des mérites les plus élevés de cette sculpture, à savoir le sens par-
fait, le goût irréprochable avec lequel les Grecs ont su représenter
des abstractions sous une forme concrète et tangible. L’entreprise
est des plus délicates, en effet ; on ne sculpte pas des idées, du moins
à l’état pur; il faut leur donner, d’abord, une enveloppe sensible.
L'imagination se trouve donc tout de suite entravée par les exi-
gences inéluctables de la matière; l’esprit est ramené malgré lui à
l’imitation patiente et exacte de la vie; et deux dangers surgissent :
c’est que l’enveloppe convienne mal à l’idée et ne la laisse pas clai-
rement apparaître, ou bien que l’idée altère son enveloppe maté-
rielle et la fasse manquer à la loi primordiale de correction
et de vérité. Entre ces deux écueils le passage est étroit. Les
sculpteurs grecs ont su le franchir avec une élégante précision,
et ils ont réalisé d’ordinaire, dans les conditions de l’équilibre le
plus parfait, l’alliance intime de la pensée et de la forme. Sans doute
n’y ont-ils sir bien réussi que parce que les idées et les sentiments du
monde païen qu’ils avaient à exprimer n’avaient pas la profondeur
et la complexité des idées et des sentiments du monde moderne.
Mais justement l’art du sculpteur, le plus dépendant qui soit de la
matière, ne s’accommode que d’idées très simples et de sentiments
très généraux ; c’est un art « essentiellement païen1 » : en sorte que
les lacunes mêmes ou, si l’on veut, l’infériorité morale de la civili-
sation grecque n’a pas été inutile à la supériorité de sa sculpture.
Heureux qui les surprend, ces justes harmonies
Où vivent la pensée et la forme à la fois !...2
1. «... Cet art essentiellement païen de la sculpture » (Th. Gautier, Les
Beaux-Arts en Europe — 1855 — 2e série, p. 170).
2. Sully-Prudhomme, L'Art (Stances et Poèmes).