LE MARQUIS DE CHENNEYIÈRES
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beaux parleurs et aux jongleurs de phrases, et c’était une angoisse
profonde, pour ses amis, d’assister au supplice mal dissimulé d’un
esprit si abondant, lucide et ferme, qui, d’un mot, eût pu crever ces
outres vides et gonflées et qui ne trouvait pas ce mot. Il savait bien
qu’il n’était pas seul dans ce cas, que beaucoup d’hommes supérieurs,
de pensée ou d’action, valant par ce qu’ils font et non par ce qu’ils
disent, se trouvent ainsi, chaque jour, immolés à la rhétorique.
Aussi en voulait-il épargner, le plus possible, la peine aux artistes,
aux savants, aux administrateurs dont il s’entourait et ne leur
faisait-il qu’à contre-cœur perdre leur temps en commissions, dis-
cussions, conversations, rapports et enquêtes, estimant qu'ils étaient
tous faits pour produire, penser, agir, non pour bavarder et ergoter.
La plume à la main, il se rattrapait; ce n’est pas que là, non
plus, en cas de presse, il rencontrât toujours, du premier coup,
dans sa période abondante et souple, mais touffue et enchevêtrée,
la clarté qu’il avait dans l’âme. L’extrême abondance, comme la
délicatesse et la subtilité de ses idées, l’encombraient d’abord, et le
jour ne s’y faisait que par degrés. Néanmoins, il est bien rare que
dans ses fouillis les plus négligés ne jaillisse pas, constamment, en
des phrases et des expressions vivaces, d'une saveur un peu archaïque,
très pénétrante et profondément française, son exquise originalité.
Les allocutions qu’il prononça, par nécessité professionnelle (distri-
butions de prix, inaugurations, enterrements, banquets, etc.), en
fournissent d’intéressants exemples. Dans ces discours, plus soignés,
si la phrase juste n’arrive pas toujours du premier coup, quand elle
frappe, c’est d’un trait sûr et vibrant, et qui s’enfonce. Ses éloges,
très brefs, des grands artistes qu’il eut la douleur d’ensevelir,
Corot, Barye, Henri Régnault, Diaz, Daubigny, sont, dans leur
laconisme ému, des merveilles de jugement délicat et élevé. Il se
raillait d’ailleurs volontiers de son manque d’éloquence suivant la
formule, et sur l’exemplaire qu’il me donna de ses allocutions, il mit,
suivant sa coutume, une dédicace enjouée : « Au malheureux qui a
entendu tous ces discours-là, son bourreau ».
Les ennuis de toute sorte qu’il éprouva, durant la préparation de
l’Exposition universelle de 1878, achevèrent de l’exaspérer. Le
18 mai, il remit sa démission, cette fois développée et motivée, en des
termes tels qu'il fallut l’accepter. Après avoir énuméré rapidement
les travaux faits durant ces quatre années : « On n’accomplit pas,
disait-il, une telle besogne sans luttes incessantes, partant sans
fatigues, même quand on a été secondé comme je l’ai été, à toute
52
XXI. — 3e PÉRIODE.
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beaux parleurs et aux jongleurs de phrases, et c’était une angoisse
profonde, pour ses amis, d’assister au supplice mal dissimulé d’un
esprit si abondant, lucide et ferme, qui, d’un mot, eût pu crever ces
outres vides et gonflées et qui ne trouvait pas ce mot. Il savait bien
qu’il n’était pas seul dans ce cas, que beaucoup d’hommes supérieurs,
de pensée ou d’action, valant par ce qu’ils font et non par ce qu’ils
disent, se trouvent ainsi, chaque jour, immolés à la rhétorique.
Aussi en voulait-il épargner, le plus possible, la peine aux artistes,
aux savants, aux administrateurs dont il s’entourait et ne leur
faisait-il qu’à contre-cœur perdre leur temps en commissions, dis-
cussions, conversations, rapports et enquêtes, estimant qu'ils étaient
tous faits pour produire, penser, agir, non pour bavarder et ergoter.
La plume à la main, il se rattrapait; ce n’est pas que là, non
plus, en cas de presse, il rencontrât toujours, du premier coup,
dans sa période abondante et souple, mais touffue et enchevêtrée,
la clarté qu’il avait dans l’âme. L’extrême abondance, comme la
délicatesse et la subtilité de ses idées, l’encombraient d’abord, et le
jour ne s’y faisait que par degrés. Néanmoins, il est bien rare que
dans ses fouillis les plus négligés ne jaillisse pas, constamment, en
des phrases et des expressions vivaces, d'une saveur un peu archaïque,
très pénétrante et profondément française, son exquise originalité.
Les allocutions qu’il prononça, par nécessité professionnelle (distri-
butions de prix, inaugurations, enterrements, banquets, etc.), en
fournissent d’intéressants exemples. Dans ces discours, plus soignés,
si la phrase juste n’arrive pas toujours du premier coup, quand elle
frappe, c’est d’un trait sûr et vibrant, et qui s’enfonce. Ses éloges,
très brefs, des grands artistes qu’il eut la douleur d’ensevelir,
Corot, Barye, Henri Régnault, Diaz, Daubigny, sont, dans leur
laconisme ému, des merveilles de jugement délicat et élevé. Il se
raillait d’ailleurs volontiers de son manque d’éloquence suivant la
formule, et sur l’exemplaire qu’il me donna de ses allocutions, il mit,
suivant sa coutume, une dédicace enjouée : « Au malheureux qui a
entendu tous ces discours-là, son bourreau ».
Les ennuis de toute sorte qu’il éprouva, durant la préparation de
l’Exposition universelle de 1878, achevèrent de l’exaspérer. Le
18 mai, il remit sa démission, cette fois développée et motivée, en des
termes tels qu'il fallut l’accepter. Après avoir énuméré rapidement
les travaux faits durant ces quatre années : « On n’accomplit pas,
disait-il, une telle besogne sans luttes incessantes, partant sans
fatigues, même quand on a été secondé comme je l’ai été, à toute
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