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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
mouvement du goût avant la Révolution, dont les événements des
premières années du xixe siècle vinrent activer l’évolution et pré-
ciser le caractère. La campagne d'Egypte en fut l’événement décisif.
De retour des Lords du Nil et des côtes de la Syrie, nos soldats ne
voulurent plus que des sabres turcs, et les Mamelouks prirent parmi
eux une place des plus brillantes. Des récits de voyages populari-
sèrent les pays pittoresques de l’Orient; les artistes n’avaient qu’à
suivre le courant, et leurs sultans, leurs sérails, leurs favorites et
leurs odalisques ne pouvaient qu’être bien accueillis par un public
ainsi préparé.
Ingres suivit assez discrètement le courant et se contenta de
simples baigneuses au début. Ce fut d’abord, nous l’avons déjà dit, la
petite Baigneuse en buste; elle vient d’être surprise et, serrant con-
vulsivement son bras droit sur sa poitrine, elle tourne vers le spec-
tateur sa jolie tête effarée. C’est le mouvement même de la Vénus
de Médicis, mais rendu sincère et vivant; non plus celui de la fausse
pudeur, mais celui de la pudeur craintive poussée jusqu’à l’effroi L
A quelle nationalité appartient-elle exactement? Le plus profès dans
l’histoire du costume hésiterait à répondre; mais l’écharpe capri-
cieusement tortillée autour de son chignon a un vague aspect de
turban, et c’est sûrement la même dont la Grande Odalisque devait
se coiffer quelques années plus tard.
Ingres, séduit par ce sujet, voulut bientôt le compléter, et l’année
suivante il signa la Grande Baigneuse, dite Baigneuse Valpinçon,
aujourd’hui au musée du Louvre. Celle-ci vue de dos comme la pré-
cédente, est entièrement nue pour le spectateur, bien qu’elle presse
contre sa poitrine une draperie enroulée autour de son bras d’où
elle descend jusqu’aux pieds, dont un est ainsi caché. Elle est assise
sur un lit de repos à côté d’un bassin qu’un grand rideau cache
presque entièrement. Elle n’est pas effrayée, comme son aînée, mais
inquiète; un bruit a frappé son oreille; alors elle a relevé un vête-
ment contre sa poitrine et elle attend, indécise, avant de se plonger
dans l’eau qui coule d’un jet monotone par la bouche de bronze d’un
mascaron léonin. Ingres, on le voit à ce détail, ne s’est guère
préoccupé de la couleur locale; il s’est tenu pour satisfait après
avoir enroulé autour des cheveux de sa baigneuse une soierie rayée,
d’aspect levantin, mais comme on en trouve dans tout le sud de
l’Italie. D’ailleurs, comme il n’était pas encore très fourni en acces-
1. Delaborde, Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine. Paris, Plon, 1870, p. 235,
n° 74.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
mouvement du goût avant la Révolution, dont les événements des
premières années du xixe siècle vinrent activer l’évolution et pré-
ciser le caractère. La campagne d'Egypte en fut l’événement décisif.
De retour des Lords du Nil et des côtes de la Syrie, nos soldats ne
voulurent plus que des sabres turcs, et les Mamelouks prirent parmi
eux une place des plus brillantes. Des récits de voyages populari-
sèrent les pays pittoresques de l’Orient; les artistes n’avaient qu’à
suivre le courant, et leurs sultans, leurs sérails, leurs favorites et
leurs odalisques ne pouvaient qu’être bien accueillis par un public
ainsi préparé.
Ingres suivit assez discrètement le courant et se contenta de
simples baigneuses au début. Ce fut d’abord, nous l’avons déjà dit, la
petite Baigneuse en buste; elle vient d’être surprise et, serrant con-
vulsivement son bras droit sur sa poitrine, elle tourne vers le spec-
tateur sa jolie tête effarée. C’est le mouvement même de la Vénus
de Médicis, mais rendu sincère et vivant; non plus celui de la fausse
pudeur, mais celui de la pudeur craintive poussée jusqu’à l’effroi L
A quelle nationalité appartient-elle exactement? Le plus profès dans
l’histoire du costume hésiterait à répondre; mais l’écharpe capri-
cieusement tortillée autour de son chignon a un vague aspect de
turban, et c’est sûrement la même dont la Grande Odalisque devait
se coiffer quelques années plus tard.
Ingres, séduit par ce sujet, voulut bientôt le compléter, et l’année
suivante il signa la Grande Baigneuse, dite Baigneuse Valpinçon,
aujourd’hui au musée du Louvre. Celle-ci vue de dos comme la pré-
cédente, est entièrement nue pour le spectateur, bien qu’elle presse
contre sa poitrine une draperie enroulée autour de son bras d’où
elle descend jusqu’aux pieds, dont un est ainsi caché. Elle est assise
sur un lit de repos à côté d’un bassin qu’un grand rideau cache
presque entièrement. Elle n’est pas effrayée, comme son aînée, mais
inquiète; un bruit a frappé son oreille; alors elle a relevé un vête-
ment contre sa poitrine et elle attend, indécise, avant de se plonger
dans l’eau qui coule d’un jet monotone par la bouche de bronze d’un
mascaron léonin. Ingres, on le voit à ce détail, ne s’est guère
préoccupé de la couleur locale; il s’est tenu pour satisfait après
avoir enroulé autour des cheveux de sa baigneuse une soierie rayée,
d’aspect levantin, mais comme on en trouve dans tout le sud de
l’Italie. D’ailleurs, comme il n’était pas encore très fourni en acces-
1. Delaborde, Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine. Paris, Plon, 1870, p. 235,
n° 74.