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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
la mystérieuse clairière où un élève de Filippo Lippi a situé la rencontre de l'Enfant
Jésus et du jeune saint Jean. Une place aussi large faite au paysage est d’ailleurs
exceptionnelle; d’ordinaire, chez les maîtres de la Renaissance, il n’intervient que
comme un accessoire, féerique avec Léonard, idyllique avec Raphaël, âprement
pittoresque avec Mantegna, voluptueux avec le Corrège. C’est chez les maîtres
de l’école vénitienne que le paysage allait trouver son complet épanouissement :
Basaiti, Giovanni Bellini, Giorgione. M. Émile Michel a consacré des pages péné-
trantes et savantes à ce peintre charmant qu’est l’auteur du Concert champêtre
du Louvre, des Trois astronomes (ou, suivant M. Franz WickhofT, Énce avec
Évandre et P allas!) du Musée impérial de Vienne et de cet énigmatique tableau
connu sous le nom de La Famille clc l'artiste ou de La Tempête2 (palais Giovanelli,
à Venise) dont le site est emprunté aux abords de la ville natale de l’artiste,
Castelfranco. Titien va dépasser encore toutes les promesses de ses devanciers;
puis vont suivre les prestigieuses décorations d’un Tintoret, d'un Véronèse,
d’un Tiepolo, les visions plus réelles de Canaletto et de Guardi.
En Flandre, on sait sous quelle forme merveilleuse et subitement parfaite s’épa-
nouit dès 1432, dans le retable de VAgneau mystique, le sentiment de la nature,
quel charme il revêt encore chez les successeurs des van Eyck, chez Gérard
David et Memling, chez Patinier et llerri met de Blés. Le probe et rude Brueghel
•—- devancier de notre Millet, remarque fort bien M. Émile Michel — y ajoute le
contraste d’un accent robuste et pittoresque, plein de saveur, qui fera l’admi-
ration de Rubens, lui-même auteur de vues de nature que grandit et transfigure
son génie épique. Mais, comme Rubens, le paysage llamand se met bientôt à
l’école de l’Italie et perd son originalité. Seul, un maître comme Brouwer, admi-
rable « peintre » qu’estimait si fort Rembrandt et auteur trop peu connu de trop
rares paysages, reste fidèle à la terre natale.
lJendant ce temps, en Allemagne, les floraisons de violettes, de fraisiers et de
roses que les peintres de Cologne donnent comme tapis ou comme encadrement
à leurs suaves Madones ont fait place dès le milieu du xve siècle, en Souabe, à
des visions plus complexes et plus réelles : il nous souvient d’un tableau ano-
nyme, daté de 1445 et appartenant à la galerie de Donaueschingen, qui figurait à
l’exposition des Primitifs allemands à Düsseldorf en 1904 : sous un ciel d’or où
Dieu le Père apparaît entouré d’anges, les ermites saint Paul et saint Antoine
sont assis au bas d’un massif de rochers, entre un marais où une cigogne saisit
une grenouille, et un petit bois touffu que longe une paisible rivière s’écoulant au
fond vers les blanches murailles d’une ville gothique. C’est là une des plus anciennes
et des plus charmantes manifestations en Allemagne du sentiment des beautés
naturelles. Cet amour de la nature va trouver en Durer son plus passionné et plus
éloquent interprète; quelle sincérité et quelle tendresse trahissent des aquarelles
comme le Feneclier Klawsen du Louvre3, les Moulins de la Bibliothèque Nationale,
la Contrée montagneuse et la Tréfilerie du Cabinet de Berlin, les études de fleurs et
1. Enéide, chant VI1T, vers 342 et suiv.
2. Récemment M. Fr. Wickhoff a proposé une nouvelle interprétation de cette com-
position : l’artiste en aurait emprunté le sujet à un épisode de la Thébaïde de Stace
(IV, 730 et suiv.) où l’on voit Adraste, roi de Thèbes, retrouvant la princesse de Lem-
nos, Hypsipyle, chassée de ses États, chez le roi de Némée, au service duquel elle s’était
engagée comme nourrice.
3. Reprod. Gazette des Beaux-Arts, 1903, t. I, p. 63.
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la mystérieuse clairière où un élève de Filippo Lippi a situé la rencontre de l'Enfant
Jésus et du jeune saint Jean. Une place aussi large faite au paysage est d’ailleurs
exceptionnelle; d’ordinaire, chez les maîtres de la Renaissance, il n’intervient que
comme un accessoire, féerique avec Léonard, idyllique avec Raphaël, âprement
pittoresque avec Mantegna, voluptueux avec le Corrège. C’est chez les maîtres
de l’école vénitienne que le paysage allait trouver son complet épanouissement :
Basaiti, Giovanni Bellini, Giorgione. M. Émile Michel a consacré des pages péné-
trantes et savantes à ce peintre charmant qu’est l’auteur du Concert champêtre
du Louvre, des Trois astronomes (ou, suivant M. Franz WickhofT, Énce avec
Évandre et P allas!) du Musée impérial de Vienne et de cet énigmatique tableau
connu sous le nom de La Famille clc l'artiste ou de La Tempête2 (palais Giovanelli,
à Venise) dont le site est emprunté aux abords de la ville natale de l’artiste,
Castelfranco. Titien va dépasser encore toutes les promesses de ses devanciers;
puis vont suivre les prestigieuses décorations d’un Tintoret, d'un Véronèse,
d’un Tiepolo, les visions plus réelles de Canaletto et de Guardi.
En Flandre, on sait sous quelle forme merveilleuse et subitement parfaite s’épa-
nouit dès 1432, dans le retable de VAgneau mystique, le sentiment de la nature,
quel charme il revêt encore chez les successeurs des van Eyck, chez Gérard
David et Memling, chez Patinier et llerri met de Blés. Le probe et rude Brueghel
•—- devancier de notre Millet, remarque fort bien M. Émile Michel — y ajoute le
contraste d’un accent robuste et pittoresque, plein de saveur, qui fera l’admi-
ration de Rubens, lui-même auteur de vues de nature que grandit et transfigure
son génie épique. Mais, comme Rubens, le paysage llamand se met bientôt à
l’école de l’Italie et perd son originalité. Seul, un maître comme Brouwer, admi-
rable « peintre » qu’estimait si fort Rembrandt et auteur trop peu connu de trop
rares paysages, reste fidèle à la terre natale.
lJendant ce temps, en Allemagne, les floraisons de violettes, de fraisiers et de
roses que les peintres de Cologne donnent comme tapis ou comme encadrement
à leurs suaves Madones ont fait place dès le milieu du xve siècle, en Souabe, à
des visions plus complexes et plus réelles : il nous souvient d’un tableau ano-
nyme, daté de 1445 et appartenant à la galerie de Donaueschingen, qui figurait à
l’exposition des Primitifs allemands à Düsseldorf en 1904 : sous un ciel d’or où
Dieu le Père apparaît entouré d’anges, les ermites saint Paul et saint Antoine
sont assis au bas d’un massif de rochers, entre un marais où une cigogne saisit
une grenouille, et un petit bois touffu que longe une paisible rivière s’écoulant au
fond vers les blanches murailles d’une ville gothique. C’est là une des plus anciennes
et des plus charmantes manifestations en Allemagne du sentiment des beautés
naturelles. Cet amour de la nature va trouver en Durer son plus passionné et plus
éloquent interprète; quelle sincérité et quelle tendresse trahissent des aquarelles
comme le Feneclier Klawsen du Louvre3, les Moulins de la Bibliothèque Nationale,
la Contrée montagneuse et la Tréfilerie du Cabinet de Berlin, les études de fleurs et
1. Enéide, chant VI1T, vers 342 et suiv.
2. Récemment M. Fr. Wickhoff a proposé une nouvelle interprétation de cette com-
position : l’artiste en aurait emprunté le sujet à un épisode de la Thébaïde de Stace
(IV, 730 et suiv.) où l’on voit Adraste, roi de Thèbes, retrouvant la princesse de Lem-
nos, Hypsipyle, chassée de ses États, chez le roi de Némée, au service duquel elle s’était
engagée comme nourrice.
3. Reprod. Gazette des Beaux-Arts, 1903, t. I, p. 63.