LA VIE MUSICALE PENDANT LA GUERRE 1
es œuvres écn'tes pendant la guerre, je crois qu’en
général elles ne garderont point de trace apparente
du cataclysme. » Opinion émise en mon dernier ar-
ticle, et qu’aujourd’hui senable confirmer. J’en avais
esquissé les raisons : « Ce n’est pas dans le cauche-
mar qu’on se plalt à le décrire. » — Je sais bien : il y
a le « joyeux poilu », celui qui « ne s’en fait pas », sa-
chant qu’au reste Iaguerre est « divine » et« régénéra-
trice » ; mais ce « poilu » devient à peu près introuvable.
Certaines personnes, d’ailleurs étrangères à notre art, m’ont assuré par-
fois : « Quelle belle symphonie on ferait parfois avec le bruit cla canon! » J’en
doule. La musique, non plus, ne tente guère de photographier des incidents;
elle n’enregistre pas de conversations. Admettons qu’elle se plaise aux « côtés
pittoresques » : levers de soleil, ombres bleues sur la neige, bois déchiquetés,
terre rouge, trous d’obus, vols d’avions... Ce serait bien peu de chose, sans les
sentiments de qui a vécu les heures d’angoisse. Or (lassitude inévitable? manque
de recul nécessaire?) il ne semble pas que nos musiciens du front aient l’envie
d’exprimer ces sentiments, ni de peindre la guerre telle qu’elle est. Composer,
d’ailleurs, exige un certain optimisme : la sérénilé qu’apporte le temps, peu à
peu, dans les âmes; ou, sinon, ie bonheur qui se dégage de l’œuvre même, si
tel est son caractère. Le « cafard » ne tue pas forcément l’inspiration ; on
peut lutter et le vaincre par le travail, mais en créant de la lumière, du rêve,
de la poésie, de la beauté heureuse. Beethoven, aux heures les plus trisles,
réalisait la Symphonie en fa. Dans la douleur vraie, l’artiste a besoin, pour la
force de vivre, d’évoquer la joie. On le croit désespéré; mais s’il l’était à fond,
il n’écrirait rien. Ne lui reste-t-il qu’un minuscule coin d’échappée vers le ciel,
cette petite ouverture, agrandie mille fois par l’inspiration créatrice, sera la
porte ouverte sur des jardins enchantés où, loin du présent mortel, il oubliera
la noirceur des hommes et des choses. Ainsi font nos « poilus » aligneurs de
croches. D’instinct, sans analyse, ils préfèrent à la beauté des mitrailleuses
d’humbles vers de Théodore de Banville ou d’AIbert Samain. Et la musique
de guerre, ce sont les civils qui la font.
Pourtant, direz-vous, la Marseillaise est l’œuvre d’un officier; chant héroïque
1. Voir notre premier article sur ce sujet dans la Gazetle d’août 1916, p. 409.
es œuvres écn'tes pendant la guerre, je crois qu’en
général elles ne garderont point de trace apparente
du cataclysme. » Opinion émise en mon dernier ar-
ticle, et qu’aujourd’hui senable confirmer. J’en avais
esquissé les raisons : « Ce n’est pas dans le cauche-
mar qu’on se plalt à le décrire. » — Je sais bien : il y
a le « joyeux poilu », celui qui « ne s’en fait pas », sa-
chant qu’au reste Iaguerre est « divine » et« régénéra-
trice » ; mais ce « poilu » devient à peu près introuvable.
Certaines personnes, d’ailleurs étrangères à notre art, m’ont assuré par-
fois : « Quelle belle symphonie on ferait parfois avec le bruit cla canon! » J’en
doule. La musique, non plus, ne tente guère de photographier des incidents;
elle n’enregistre pas de conversations. Admettons qu’elle se plaise aux « côtés
pittoresques » : levers de soleil, ombres bleues sur la neige, bois déchiquetés,
terre rouge, trous d’obus, vols d’avions... Ce serait bien peu de chose, sans les
sentiments de qui a vécu les heures d’angoisse. Or (lassitude inévitable? manque
de recul nécessaire?) il ne semble pas que nos musiciens du front aient l’envie
d’exprimer ces sentiments, ni de peindre la guerre telle qu’elle est. Composer,
d’ailleurs, exige un certain optimisme : la sérénilé qu’apporte le temps, peu à
peu, dans les âmes; ou, sinon, ie bonheur qui se dégage de l’œuvre même, si
tel est son caractère. Le « cafard » ne tue pas forcément l’inspiration ; on
peut lutter et le vaincre par le travail, mais en créant de la lumière, du rêve,
de la poésie, de la beauté heureuse. Beethoven, aux heures les plus trisles,
réalisait la Symphonie en fa. Dans la douleur vraie, l’artiste a besoin, pour la
force de vivre, d’évoquer la joie. On le croit désespéré; mais s’il l’était à fond,
il n’écrirait rien. Ne lui reste-t-il qu’un minuscule coin d’échappée vers le ciel,
cette petite ouverture, agrandie mille fois par l’inspiration créatrice, sera la
porte ouverte sur des jardins enchantés où, loin du présent mortel, il oubliera
la noirceur des hommes et des choses. Ainsi font nos « poilus » aligneurs de
croches. D’instinct, sans analyse, ils préfèrent à la beauté des mitrailleuses
d’humbles vers de Théodore de Banville ou d’AIbert Samain. Et la musique
de guerre, ce sont les civils qui la font.
Pourtant, direz-vous, la Marseillaise est l’œuvre d’un officier; chant héroïque
1. Voir notre premier article sur ce sujet dans la Gazetle d’août 1916, p. 409.