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42 —

teur du Capitaine Fracasse parlait ainsi
de Gustave Doré, celui-ci avait encore
dix-huit ans à vivre. Ces dix-huit ans ne
lui ont pas suffi pour « se dégager com-
plètement des nuages qui offusquaient «
la Bataille de l'Aima exposée par lui en
1855.

Non, ce n'est pas servir utilement la
mémoire du maître que de le présenter au
public' comme sculpteur ou comme
peintre.

N'en déplaise aux adulateurs d'une
grande mémoire, assez riche pour qu'on
ne tente pas de l'exalter aux dépens d'une
juste raison, Doré a eu, si l'on veut, le
sentiment du relief, mais ni l'équilibre
ni la pondération des lignes ne lui ont été
révélés dans la mesure nécessaire au
sculpteur. Il y a plus, le crayon de l'ar-
tiste qui savait élever parfois jusqu'au
style les fictions enfantines de Perrault,
les scènes triviales de Rabelais n'a pas
servi le sculpteur dans la composition de
ses statues. Doré, quand il prend l'ébau-
choir modèle des œuvres de genre comme
son petit groupe Joyeuseté ou des pages
anecdotiques. J'appelle une page anecdo-
tique le monument d'Alexandre Dumas
dans lequel les figures complémentaires
du soubassement ont une importance plus
grande que la statue du romancier. A
bien lire ce groupe, on devine l'illustra-
teur accoutumé à retracer en détail le
livre du poète dont on lui a demandé
d etre le commentateur. Et cependant, le
monument d'Alexandre Dumas est l'ou-
vrage capital de Gustave Doré en sculp-
ture.

Le peintre n'est guère mieux inspiré
que le statuaire. Le jugement quelque peu
sévère porté par Théophile Gautier sur la
Bataille de ïAima eût été certainement
accentué en face An Moïse devant Pharaon
exposé par Doré en 1878 si Gautier l'avait
pu voir. Etrange ambition du dessinateur
accoutumé aux pages de proportions ré-
duites ! Aborde-t-il la peinture ? Il veut
des toiles démesurées. Sa pensée fiévreuse
remue des multitudes et Doré n'est pas
averti par ce sens délicat qui est la moitié
du génie que les rêves des géants sont in-
traduisibles avec le pinceau. Non seule-
ment ses tableaux manquent d'ensemble,
mais la ligne agrandie devient souvent
gauche et lourde, plus souvent encore la
couleur est absente.

Comment expliquer tant d'inexpériences
chez un homme primesautier, personnel,
infatigable au travail et dont la veine ne
parut jamais épuisée lorsqu'il s'enferma
dans la pratique de son art qui consistait
exclusivement à transposer la pensée
d'autrui ?

Je vais vous le dire, ou plutôt M. Geor-
ges Duplessis qui vient d'écrire une étude
développée sur Gustave Doré, va nous
le révéler. Le récit est pénible. Il ne s'agit
rien moins que d'un marché consenti, à
la demande de Gustave Doré alors ado-
lescent, entre Pierre-Louis-Christophe
Doré, ingénieur en chef des ponts et
chaussées, père de notre artiste, et le cari-
caturiste Charles Philipon qui prend le

titre significatif de « négociant. «

Voici les clauses essentielles de ces sin-
gulières conventions :

«M. Doré père voulant développer le
talent de son fils Gustave Doré, âgé de
seize ans, l'exercer aux travaux lithogra-
phiques et populariser son nom, s'est
adressé à M. Philipon et dans ces cir-
constances sont intervenues les conditions
suivantes :

« M. Philipon s'engage à trouver à
M. Doré fils des travaux lithographiques,
soit à la plume, soit au crayon, aux prix
ci-après :

« i° Dessins à la plume, format d'une
page du Journal pour rire, quarante
francs;

« 20 Dessins au crayon, format dit
quart de je'sus, des Souvenirs de garnison,
des Mœurs algériennes, et A la guerre
comme à la guerre, albums de Cham,
quinze francs.

« M. Philipon ne devra demander des
travaux à M. Doré fils que dans la me-
sure des besoins de la maison Aubert,
néanmoins, il garantit à M. Doré fils une
planche par semaine. »

Nous remercions M. Duplessis de la
publication de ce document. Son impor-
tance est capitale. Nous y lisons ce que le
père de Doré n'y voulut pas mettre —
l'imprudent! — mais ce qui en dépit de
sa tendresse pour son fils devrait être
l'inévitable écueil de sa vie d'artiste. Eh
quoi ! à seize ans ! lorsque ses études
commencées à Bourg n'étaient pas ache-
vées, Gustave Doré, dont l'imprévoyance
est bien explicable, obtient de son père
de mettre sa pensée en fleur aux gages
d'industriels! Le voilà condamné à la
production régulière et hâtive ! Il va tour-
ner la meule, il va jeter son esprit, son
cœur, son talent dans le tonneau sans
fond d'une publicité de hasard. Ce jeune
homme encore frêle est attelé à ce labeur
ingrat et dangereux qui userait une ath-
lète; cette âme encore simple et naïve va
feindre la gouaillerie. C'est un métier
d'histrion que l'on impose à Gustave
Doré.

En effet, notre artiste, de par le traité
qui le lie avec Philipon et la maison Au-
bert va travailler pendant trois années à
des œuvres comiques destinées au Jour-
nal pour rire. Certes, son père aurait
voulu lui infliger quelque châtiment, je
ne sais s'il aurait pu choisir une punition
comparable à celle que le jeune dessina-
teur allait endurer. Cependant Gustave
Doré n'avait point encouru les sévérités
paternelles. — Nous en avons la preuve
dans la lettre que son père écrit à Phili-
pon en lui faisant tenir la copie du sin-
gulier traité que nous venons de lire :

«Je n'aurais pas eu besoin d'un traité
par écrit, dit Doré père à son correspon-
dant, votre parole m'eût parfaitement
suffi, et j'aime à croire que, de votre côté,
vous n'eussiez pas douté de la mienne
comme répondant de Gustave; c'est un
jeune homme plein d'honneur et de bons
sentiments. »

Le long séjour de Gustave Doré au

Journal pour rire, à une époque de sa
vie où il avait tout à apprendre, sauf
l'esprit qui ne s'apprend pas, — a retardé
l'épanouissement des rares facultés dont j
il portait le germe. Les trois années que
l'adolescent dut perdre en éclats de rire,
en saillies, en quolibets lui ont été né-
fastes. C'est plus qu'une étape prolongée,
c'est une marche rétrograde, c'est un pli
de l'esprit dont le souvenir le troublera
longtemps. En somme, pour peu qu'on
observe Gustave Doré dans l'ensemble de
son œuvre, on s'aperçoit bien vite de la
lutte qui se prolonge durant toute sa vie.
Son imagination conçoit de grandes œu-
vres, mais l'homme est impuissant à dis-
cipliner sa main. Improvisateur à ses dé-
buts, il n'a le plus souvent ni la patience,
ni le talent de revoir ses croquis et l'im-
provisation le fascine toujours. A des in-
tervalles périodiques, l'ancien ami de
Philipon qui n'a pas su se défendre d'i-
miter Cham, Toppfer et Granville se
reprend aux compositions comiques, mais
à mesure qu'il avance dans la vie ce sont
les maîtres souverains de la pensée hu-
maine qui le séduisent. Qu'on ne s'y
trompe pas, c'est dans le commerce des
poètes, c'est dans l'interprétation de l'his-
toire ou mieux encore de la Bible que
Gustave Doré déploie ses facultés maî-
tresses. Et, je vous le demande, qui donc
parmi les comédiens du crayon s'est élevé
ainsi jusqu'à la tragédie et à l'épopée?
Qui? Est ce Gavarni? Est-ce Cham? Est-
ce Daumier? Est-ce Philipon? Aucun.
Seul, Gustave Doré a fait alterner le
poème et la chanson, l'idéal et le réel, sur
son clavier sonore. Ah! que n'a-t-il été
détourné de la demeure du négociant
Philipon et de la maison Aubert, il aurait
peut-être dessiné comme Flaxmann, peint
comme Delacroix, sculpté comme Rude.
Mais était - ce assez d'une existence
d'homme pour reprendre par la base une
éducation d'artiste, pour oublier ce qui
avait obsédé son esprit aux jours de pro-
duction hâtive qu'il avait vécus? Je ne
sais, mais à coup sûr, si la mort était
prompte à venir au devant de ce vaillant
ouvrier, on pouvait craindre qu'elle l'ar-
rêtat sans qu'il se fut donné dans une
œuvre capitale et sans lacunes.

C'est ce qui advint.

Toutefois, malgré ses fautes, Gustave
Doré demeure non seulement le plus
fécond, mais le plus brillant collaborateur
de la librairie de luxe que notre âge ait
connu. Il appartenait à la librairie pari-
sienne de prendre l'initiative d'un suprême
hommage à. la mémoire de Doré. C'est
dans les salons du Cercle de la Librairie
que sont exposées trois cents œuvres des-
sinées par l'artiste. Ce même Cercle, que
préside l'éditeur Eugène Pion, a demandé
à M. Georges Duplessis d'écrire la vie du
dessinateur, et le volume dans lequel est
publiée la notice du maître se vend au
profit d'un monument projeté en l'hon-
neur de Gustave Doré. Une foule élégante
emplit les salons dans lesquels sont dis-
posés des dessins, des aquarelles ou des
estampes de choix. Sous le péristyle de
 
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