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MESURES URGENTES.
On nous assure qu'un certain nombre
d'artistes très méritants de notre pays se
proposent de partir pour l'étranger afin d'y
chercher la fortune qu'ils ne rencontrent
pas ici. Qu'on y prenne garde ! La situa-
tion n'est nullement meilleure dehors que
dedans et de cruels mécomptes attendent
ces futurs émigrés. 11 nous semble que le
Gouvernement dans cette circonstance
pourrait remplir un beau rôle. Qu'il for-
tifie et augmente les académies et les écoles
de dessin ; qu'il envoie partout des pro-
fesseurs pour lesquels pourraient s'ouvrir
des cours nouveaux et qui remplaceraient
avec avantage un certain nombre de titu-
laires devenus vieux et dignes d'une
pension de retraite. Nous connaissons
beaucoup d'établissements de ce genre où
l'enseignement est absolument insuffisant
soit qu'on le donne avec mollesse, soit
que plusieurs cours aient été réunis sous
une même direction, soit enfin parce que
certains cours n'existent que sur le papier.
Une réforme intelligente apportée à cet
état de choses améliorerait incontestable-
ment la situation non seulement pour le
présent, mais encore pour l'avenir auquel
on ferait bien de songer en présence du
mouvement qui se manifeste partout
notamment dans l'enseignement des arts
industriels.
Nous n'ignorons pas que pour obte-
nir un bon et prompt résultat il faut
toucher à des droits acquis, briser des
liens de famille peut-être, mais il n'y
a pas à hésiter. Avec de la prudence
et un peu d'argent on peut applanir beau-
coup de difficultés. D'ailleurs, pourquoi
ne pas montrer dans l'espèce une justice
et une sévérité telles que celles que l'on
emploie vis-à-vis de l'armée où, le plus
souvent, beaucoup de gens mis de côté
légalement sont bien moins riches que
pas mal de professeurs que nous pour-
rions nommer.
EXPOSITION UNIVERSELLE
des Beaux-Arts a Anvers.
BELGIQUE.
Histoire et Genre (deuxième article).
Nous nous sommes souvent demandé
à quoi servait la critique et toujours nous
sommes arrivé à répondre comme Wiertz :
à rien. Le seul cas où elle puisse être utile à
quelqu'un, c'est quand on fait l'éloge d'un
artiste qui s'en prévaut pour se prendre
au sérieux et exploiter au bénéfice de sa
•bourse, les lauriers qui lui ont été offerts.
Naturellement si vous présentez avec hu-
milité vos observations à l'artiste, il n'en
a cure et vous traite d'imbécile. Reste
le public, qui rarement, bien rarement,
s'occupe des choses de la critique à moins
qu'un peu de gaudriole ne relève la sauce
à titre de piment. Eh bien, malgré tout, la
critique existe. Quand vous n'en faites
pas, on vous en demande. Quand vous
en faites on vous dit : laissez-moi tran-
quille. Pour tout dire on n'a jamais vu
qu'un critique ait eu une réputation réelle
à moins qu'il ne se soit servi d'un système
d'éreintements consécutifs. C'est ainsi que
jadis on lisait les articles de Gustave Plan-
che qui ne connaissait, rien en fait d'art
mais qui s'est taillé une jolie réputation de
fouetteur dans la Revue des deux mondes.
Qu'on nous cite depuis cinquante ans hors
de celui-là, qui, nous le répétons, n'y en-
tendait goutte, un seiff critique auquel une
certaine immortalité soit réservée et nous...
mais non il n'en existe pas. Le vieux Dide-
rot lui-même était d'un crû aigu, de plus,
partial comme pas un quoiqu'on en dise.
Janin, Gauthier, Paul de St Victor, plumes
dorées mais c'est tout, absolument tout.
Qu'en reste-t-il comme critiques d'art ?
Il serait donc assez écœurant de faire
cette besogne pour les autres si on ne
l'entreprenait pour soi-même, car c'est
quelque chose que de pouvoir exhaler ses
convictions en lettres moulées. C'est parti-
ciper semble-t-il, dans la poussée des choses
vers la perfection et offrir sa petite part
de résisistance aux envahissements du
mauvais goût. Considérée à ce point de
vue la critique a quelque chose de récon-
fortant en soi. C'est ce qui nous soutient.
M. Ed. Van der Haeghen, dans un ta-
bleau qui attire l'œil, s'impose comme co-
loriste. Comme compositeur il manque
de tact et de mise en scène. Adrienne
Schepens, une jolie meunière, ma foi !
est posée de façon impertinente quant à
la pudeur et sans le moindre naturel. Je
veux bien que la recherche des Stigma
diabolicum fasse subir à son corps des
évolutions extraordinaires, mais franche-
ment on y met au moins un peu de re-
tenue. Quelque sorcière que l'on soit on
a droit à de certains égards et messieurs
les juges inventés par M. Van der Haeghen
ont de trop bonnes mines pour leur suppo-
ser tant de rudesse. Ce genre de faute dans
la composition historique, c'est-à-dire, le
manque d'harmonie entre la donnée et l'ex-
pression, était commun dans notre école
flamande. Petit à petit les artistes se sont
corrigés de cette imperfection, mais nous
avons encore des retardataires et M. Van
der Haeghen est du nombre.Ce qui ne doit
pas nous empêcher de reconnaître qu'il a
une palette très riche. Nous ne nous ex-
pliquons pas très bien que la place ne
faisant pas défaut on ait jugé à propos de
placer l'œuvre dans des conditions bien
faites pour être désagréables à l'artiste.
Dans la même salle, si ma mémoire est
fidèle, se trouve également placé avec une
intention peu polie pour le modèle et très
désagréable pour l'auteur, M. Joseph
Janssens, un grand portrait de M. Malou
à la tête très ressemblante et bien modelée.
Nous n'aimons pas à nous montrer
sévères vis-à-vis de personnes qui font
tout ce qu'elles peuvent pour plaire à tout
le monde, mais ici, étaht donné que la
place préparée pour 700 tableaux n'en a
reçu que 3oo environ, on a bien le droit,
semble-t-il, de demander pourquoi les
tableaux admis n'ont pas primé ceux qui
ne devaient pas faire partie de l'exposi-
tion. Très sincèrement nous disons qu'il
y a eu là une faute commise laquelle en
a fait commettre plusieurs autres non seu-
lement vis-à-vis des artistes mais vis-à-vis
des plus simples convenances.
Nous n'avons aucun tableau important
nouveau de M. Wauters. En revanche il
expose quelques portraits pleins de vie et
d'une technique aussi audacieuse que
réussie : c'est à peine s'il effleure la toile
de son magistral pinceau et tout y est.
Voici les Alfred Stevens. Ils sont nom-
breux, Jamais trop nombreux pour les
curieux de peinture habile et adroite,
mais peut-être le sont-ils pour la cir-
constance qui n'exigeait pas un tel déploie-
ment de forces. On a donc éprouvé quel-
que étonnement de cet étalage qui semble
destiné à boucher des trous. En attendant
le public a revu cet étalage avec plaisir. Ce
qui nous a paru tout particulièrement
superbe dans cet envoi, c'est Devant le
Havre. Si la petite dame, bien posée, était
un peu plus jolie ce serait un délicieux
chef-d'œuvre A ce propos, quelqu'un nous
faisait remarquer que dans toutes les fi-
gures de femmes de Stevens il y avait plus
de chien (qu'on nous passe l'expression)
que de beauté. C'est possible, le talent du
peintre n'en est que plus réel. Pour nous,
nous lui savons gré d'avoir peint la Pari-
sienne telle qu'elle est : plus gracieuse que
jolie.
M. Henri Schaefels ouvre au large ses
narines à l'odeur de la poudre. Il s'en
donne à cœur joie dans sa Mort deNelson
et dans Trafalgar. Que de massacres !
Que de furie ! Que de feu ! Que de sang!
Combien les peintres de la modernité
doivent souffrir ou sourire, car enfin,
vous diront-ils, où donc ce brave et fou-
gueux Henri a-t-il vu tout cela et quel
intérêt peuvent offrir tous ces groupes
sortis de son imagination. A ce compte,
chers et incorrigibles aveugles, il n'y aurait
plus de grands peintres même parmi vos
amis. Delacroix n'aurait pas dû peindre
le Massacre de Scio, la Chasse au lion ;
Bastien-Lepage, sa Jeanne dArc; Corot,
sa Danse des Nymphes, etc., etc. Du reste
les sujets de ce genre sont des hypothèses
quant à la forme et, selon le genie de
l'artiste, l'action provoque toutes nos sen-
sations par l'émotion qui y est répandue.
Henri Schaefels a mis dans ses deux toiles
un indéniable caractère de vérité et bien
certainement il intéresse autant qu'il
remue. Il a un pinceau spirituel et facile
sans mièvrerie, il a le sentiment, du dé-
sordre des batailles et de leurs multiples
incidents, sa couleur, un peu toujours la
même, est particulièrement adroite quand
il s'agit de rendre une mêlée ou une tuerie
dans la tonnerre des canons et les fumées
rouges, ses hommes s'empoignent désespé-
rément, ses blessés hurlent et meurent,
bref notre artiste peut se vanter d'être dans
notre école une originalité des plus tran-
chées. la seule qui dans ce genre restera.
Les femmes présentées à Octave, par
M. Cogghe, est ce tableau envoyé de
Rome pour satisfaire aux conditions du
concours. On peut y voir un peintre d'un
certain talent comme coloriste mais c'est
MESURES URGENTES.
On nous assure qu'un certain nombre
d'artistes très méritants de notre pays se
proposent de partir pour l'étranger afin d'y
chercher la fortune qu'ils ne rencontrent
pas ici. Qu'on y prenne garde ! La situa-
tion n'est nullement meilleure dehors que
dedans et de cruels mécomptes attendent
ces futurs émigrés. 11 nous semble que le
Gouvernement dans cette circonstance
pourrait remplir un beau rôle. Qu'il for-
tifie et augmente les académies et les écoles
de dessin ; qu'il envoie partout des pro-
fesseurs pour lesquels pourraient s'ouvrir
des cours nouveaux et qui remplaceraient
avec avantage un certain nombre de titu-
laires devenus vieux et dignes d'une
pension de retraite. Nous connaissons
beaucoup d'établissements de ce genre où
l'enseignement est absolument insuffisant
soit qu'on le donne avec mollesse, soit
que plusieurs cours aient été réunis sous
une même direction, soit enfin parce que
certains cours n'existent que sur le papier.
Une réforme intelligente apportée à cet
état de choses améliorerait incontestable-
ment la situation non seulement pour le
présent, mais encore pour l'avenir auquel
on ferait bien de songer en présence du
mouvement qui se manifeste partout
notamment dans l'enseignement des arts
industriels.
Nous n'ignorons pas que pour obte-
nir un bon et prompt résultat il faut
toucher à des droits acquis, briser des
liens de famille peut-être, mais il n'y
a pas à hésiter. Avec de la prudence
et un peu d'argent on peut applanir beau-
coup de difficultés. D'ailleurs, pourquoi
ne pas montrer dans l'espèce une justice
et une sévérité telles que celles que l'on
emploie vis-à-vis de l'armée où, le plus
souvent, beaucoup de gens mis de côté
légalement sont bien moins riches que
pas mal de professeurs que nous pour-
rions nommer.
EXPOSITION UNIVERSELLE
des Beaux-Arts a Anvers.
BELGIQUE.
Histoire et Genre (deuxième article).
Nous nous sommes souvent demandé
à quoi servait la critique et toujours nous
sommes arrivé à répondre comme Wiertz :
à rien. Le seul cas où elle puisse être utile à
quelqu'un, c'est quand on fait l'éloge d'un
artiste qui s'en prévaut pour se prendre
au sérieux et exploiter au bénéfice de sa
•bourse, les lauriers qui lui ont été offerts.
Naturellement si vous présentez avec hu-
milité vos observations à l'artiste, il n'en
a cure et vous traite d'imbécile. Reste
le public, qui rarement, bien rarement,
s'occupe des choses de la critique à moins
qu'un peu de gaudriole ne relève la sauce
à titre de piment. Eh bien, malgré tout, la
critique existe. Quand vous n'en faites
pas, on vous en demande. Quand vous
en faites on vous dit : laissez-moi tran-
quille. Pour tout dire on n'a jamais vu
qu'un critique ait eu une réputation réelle
à moins qu'il ne se soit servi d'un système
d'éreintements consécutifs. C'est ainsi que
jadis on lisait les articles de Gustave Plan-
che qui ne connaissait, rien en fait d'art
mais qui s'est taillé une jolie réputation de
fouetteur dans la Revue des deux mondes.
Qu'on nous cite depuis cinquante ans hors
de celui-là, qui, nous le répétons, n'y en-
tendait goutte, un seiff critique auquel une
certaine immortalité soit réservée et nous...
mais non il n'en existe pas. Le vieux Dide-
rot lui-même était d'un crû aigu, de plus,
partial comme pas un quoiqu'on en dise.
Janin, Gauthier, Paul de St Victor, plumes
dorées mais c'est tout, absolument tout.
Qu'en reste-t-il comme critiques d'art ?
Il serait donc assez écœurant de faire
cette besogne pour les autres si on ne
l'entreprenait pour soi-même, car c'est
quelque chose que de pouvoir exhaler ses
convictions en lettres moulées. C'est parti-
ciper semble-t-il, dans la poussée des choses
vers la perfection et offrir sa petite part
de résisistance aux envahissements du
mauvais goût. Considérée à ce point de
vue la critique a quelque chose de récon-
fortant en soi. C'est ce qui nous soutient.
M. Ed. Van der Haeghen, dans un ta-
bleau qui attire l'œil, s'impose comme co-
loriste. Comme compositeur il manque
de tact et de mise en scène. Adrienne
Schepens, une jolie meunière, ma foi !
est posée de façon impertinente quant à
la pudeur et sans le moindre naturel. Je
veux bien que la recherche des Stigma
diabolicum fasse subir à son corps des
évolutions extraordinaires, mais franche-
ment on y met au moins un peu de re-
tenue. Quelque sorcière que l'on soit on
a droit à de certains égards et messieurs
les juges inventés par M. Van der Haeghen
ont de trop bonnes mines pour leur suppo-
ser tant de rudesse. Ce genre de faute dans
la composition historique, c'est-à-dire, le
manque d'harmonie entre la donnée et l'ex-
pression, était commun dans notre école
flamande. Petit à petit les artistes se sont
corrigés de cette imperfection, mais nous
avons encore des retardataires et M. Van
der Haeghen est du nombre.Ce qui ne doit
pas nous empêcher de reconnaître qu'il a
une palette très riche. Nous ne nous ex-
pliquons pas très bien que la place ne
faisant pas défaut on ait jugé à propos de
placer l'œuvre dans des conditions bien
faites pour être désagréables à l'artiste.
Dans la même salle, si ma mémoire est
fidèle, se trouve également placé avec une
intention peu polie pour le modèle et très
désagréable pour l'auteur, M. Joseph
Janssens, un grand portrait de M. Malou
à la tête très ressemblante et bien modelée.
Nous n'aimons pas à nous montrer
sévères vis-à-vis de personnes qui font
tout ce qu'elles peuvent pour plaire à tout
le monde, mais ici, étaht donné que la
place préparée pour 700 tableaux n'en a
reçu que 3oo environ, on a bien le droit,
semble-t-il, de demander pourquoi les
tableaux admis n'ont pas primé ceux qui
ne devaient pas faire partie de l'exposi-
tion. Très sincèrement nous disons qu'il
y a eu là une faute commise laquelle en
a fait commettre plusieurs autres non seu-
lement vis-à-vis des artistes mais vis-à-vis
des plus simples convenances.
Nous n'avons aucun tableau important
nouveau de M. Wauters. En revanche il
expose quelques portraits pleins de vie et
d'une technique aussi audacieuse que
réussie : c'est à peine s'il effleure la toile
de son magistral pinceau et tout y est.
Voici les Alfred Stevens. Ils sont nom-
breux, Jamais trop nombreux pour les
curieux de peinture habile et adroite,
mais peut-être le sont-ils pour la cir-
constance qui n'exigeait pas un tel déploie-
ment de forces. On a donc éprouvé quel-
que étonnement de cet étalage qui semble
destiné à boucher des trous. En attendant
le public a revu cet étalage avec plaisir. Ce
qui nous a paru tout particulièrement
superbe dans cet envoi, c'est Devant le
Havre. Si la petite dame, bien posée, était
un peu plus jolie ce serait un délicieux
chef-d'œuvre A ce propos, quelqu'un nous
faisait remarquer que dans toutes les fi-
gures de femmes de Stevens il y avait plus
de chien (qu'on nous passe l'expression)
que de beauté. C'est possible, le talent du
peintre n'en est que plus réel. Pour nous,
nous lui savons gré d'avoir peint la Pari-
sienne telle qu'elle est : plus gracieuse que
jolie.
M. Henri Schaefels ouvre au large ses
narines à l'odeur de la poudre. Il s'en
donne à cœur joie dans sa Mort deNelson
et dans Trafalgar. Que de massacres !
Que de furie ! Que de feu ! Que de sang!
Combien les peintres de la modernité
doivent souffrir ou sourire, car enfin,
vous diront-ils, où donc ce brave et fou-
gueux Henri a-t-il vu tout cela et quel
intérêt peuvent offrir tous ces groupes
sortis de son imagination. A ce compte,
chers et incorrigibles aveugles, il n'y aurait
plus de grands peintres même parmi vos
amis. Delacroix n'aurait pas dû peindre
le Massacre de Scio, la Chasse au lion ;
Bastien-Lepage, sa Jeanne dArc; Corot,
sa Danse des Nymphes, etc., etc. Du reste
les sujets de ce genre sont des hypothèses
quant à la forme et, selon le genie de
l'artiste, l'action provoque toutes nos sen-
sations par l'émotion qui y est répandue.
Henri Schaefels a mis dans ses deux toiles
un indéniable caractère de vérité et bien
certainement il intéresse autant qu'il
remue. Il a un pinceau spirituel et facile
sans mièvrerie, il a le sentiment, du dé-
sordre des batailles et de leurs multiples
incidents, sa couleur, un peu toujours la
même, est particulièrement adroite quand
il s'agit de rendre une mêlée ou une tuerie
dans la tonnerre des canons et les fumées
rouges, ses hommes s'empoignent désespé-
rément, ses blessés hurlent et meurent,
bref notre artiste peut se vanter d'être dans
notre école une originalité des plus tran-
chées. la seule qui dans ce genre restera.
Les femmes présentées à Octave, par
M. Cogghe, est ce tableau envoyé de
Rome pour satisfaire aux conditions du
concours. On peut y voir un peintre d'un
certain talent comme coloriste mais c'est