62
GAZETTE DES BEAUX-A RTS.
d'une main émue et contenue tout ensemble. La couleur, du reste, est
aussi peu éclatante que la lumière. Un mouchoir blanc à bandes rouges
qui s'enroule négligemment autour de la nuque, sur des cheveux noirs,
est la seule note élevée de cette peinture fine, circonspecte et sans bruit.
Ce point de coloration vive enlève toute la figure sur le fond de la muraille
qui est malheureusement d'un gris un peu froid, .et il fait ressortir la
couleur uniforme des chairs, car la nudité du corps conserve d'un bout à
l'autre le même ton bruni, sans autres nuances sensibles que celles du
clair à l'ombre. Par un tel artifice, la figure devient plus grande, elle nous
apparaît comme habitant les régions du style, tandis qu'elle est rappro-
chée de nous par l'intimité d'une exécution qui a poursuivi secrètement
toutes les délicatesses de la forme. Elle nous tient à distance par cette
uniformité de ton qui la sépare des êtres réels en lui prêtant quelque
chose de la dignité du marbre. Elle appelle le spectateur auprès d'elle et
demeure pourtant loin de lui, sous le rayon d'une lumière idéale qui fait
tout voir et ne laisse rien toucher.
Non, il n'y a pas de peintre, ni en France ni, je crois, ailleurs, qui ait
été aussi amoureux dans ses peintures et aussi chaste. Ingres adore la
forme, mais avec le respect d'un maître qui possède son amour et n'en
est point possédé. Qui ne connaît ses Odalisques? Elles appartiennent à la
religion de l'art et non pas à la religion de Mahomet. Celle qui est cou-
chée, vue de dos, et que l'artiste a dessinée lui-même sur la pierre litho-
graphique d'un crayon si fin et si pur, est une œuvre qui ne peut être
bien décrite que par un poëte. Nous laissons donc au lecteur le plaisir
d'en lire ici la description peinte par Théophile Gautier.
« Soulevée à demi sur son coude noyé dans les coussins, l'odalis-
que, tournant la tête vers le spectateur par une flexion pleine de grâce,
montre des épaules d'une blancheur dorée, un dos où court dans la
chair souple une délicieuse ligne serpentine, des reins et des jambes d'une
suavité de forme idéale, des pieds dont la plante n'a jamais foulé que les
tapis de Smyrne et les marches d'albâtre oriental des piscinés du harem;
des pieds dont les doigts, vus par-dessous, se recourbent mollement,
comme des boutons de camellia, et semblent modelés sur quelque ivoire
de Phidias retrouvé par miracle ; l'autre bras, languissamment aban-
donné, flotte le long du contour des hanches, retenant de la main un
éventail de plume qui s'échappe en s'écartant assez du corps pour laisser
voir un sein vierge d'une coupe exquise, sein de Vénus grecque, sculp-
tée par Cléomène pour le temple de Chypre et transportée dans le sérâil
du padisehah.
GAZETTE DES BEAUX-A RTS.
d'une main émue et contenue tout ensemble. La couleur, du reste, est
aussi peu éclatante que la lumière. Un mouchoir blanc à bandes rouges
qui s'enroule négligemment autour de la nuque, sur des cheveux noirs,
est la seule note élevée de cette peinture fine, circonspecte et sans bruit.
Ce point de coloration vive enlève toute la figure sur le fond de la muraille
qui est malheureusement d'un gris un peu froid, .et il fait ressortir la
couleur uniforme des chairs, car la nudité du corps conserve d'un bout à
l'autre le même ton bruni, sans autres nuances sensibles que celles du
clair à l'ombre. Par un tel artifice, la figure devient plus grande, elle nous
apparaît comme habitant les régions du style, tandis qu'elle est rappro-
chée de nous par l'intimité d'une exécution qui a poursuivi secrètement
toutes les délicatesses de la forme. Elle nous tient à distance par cette
uniformité de ton qui la sépare des êtres réels en lui prêtant quelque
chose de la dignité du marbre. Elle appelle le spectateur auprès d'elle et
demeure pourtant loin de lui, sous le rayon d'une lumière idéale qui fait
tout voir et ne laisse rien toucher.
Non, il n'y a pas de peintre, ni en France ni, je crois, ailleurs, qui ait
été aussi amoureux dans ses peintures et aussi chaste. Ingres adore la
forme, mais avec le respect d'un maître qui possède son amour et n'en
est point possédé. Qui ne connaît ses Odalisques? Elles appartiennent à la
religion de l'art et non pas à la religion de Mahomet. Celle qui est cou-
chée, vue de dos, et que l'artiste a dessinée lui-même sur la pierre litho-
graphique d'un crayon si fin et si pur, est une œuvre qui ne peut être
bien décrite que par un poëte. Nous laissons donc au lecteur le plaisir
d'en lire ici la description peinte par Théophile Gautier.
« Soulevée à demi sur son coude noyé dans les coussins, l'odalis-
que, tournant la tête vers le spectateur par une flexion pleine de grâce,
montre des épaules d'une blancheur dorée, un dos où court dans la
chair souple une délicieuse ligne serpentine, des reins et des jambes d'une
suavité de forme idéale, des pieds dont la plante n'a jamais foulé que les
tapis de Smyrne et les marches d'albâtre oriental des piscinés du harem;
des pieds dont les doigts, vus par-dessous, se recourbent mollement,
comme des boutons de camellia, et semblent modelés sur quelque ivoire
de Phidias retrouvé par miracle ; l'autre bras, languissamment aban-
donné, flotte le long du contour des hanches, retenant de la main un
éventail de plume qui s'échappe en s'écartant assez du corps pour laisser
voir un sein vierge d'une coupe exquise, sein de Vénus grecque, sculp-
tée par Cléomène pour le temple de Chypre et transportée dans le sérâil
du padisehah.