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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
pensée? Peut-être nous aurait-il répondu qu’il y a des tragédies de toutes
les couleurs. Il se peut qu’une jeune fille meure en plein bal, sous les
clartés flamboyantes des lustres, le sourire aux lèvres, des fleurs dans
les cheveux, en robe blanche, entourée de ses compagnes vêtues de leurs
frais costumes de fête. On a vu des gens qui se faisaient enterrer au
printemps, par des matinées amoureuses, au milieu des premières ver-
dures, au bruit des premières chansons. Tout est possible dans l’ordre
des choses douloureuses, et, à de certaines heures, le rose peut être
navrant. Laissons donc à chacun la liberté de sa palette, et ne reprochons
pas à Régnault d’avoir fait couler dans un décor si brillant le sang de
son supplicié. Il n’en est pas moins vrai, au point de vue strict du colo-
ris, que l’auteur de Y Exécution sans jugement a fait tenir deux tableaux
en un seul. L’œil est un peu inquiété de ce contraste railleur, et c’est
pour cela que nous ne donnons pas comme un morceau absolument réussi
et indiscutable cette peinture d’ailleurs, si savante et si volontairement
étrange.
Est-il besoin de le dire? Ce tableau était dans l’œuvre de Régnault une
preuve ajoutée à tant d’autres qu’il voyait ou voulait voir les choses sous
leur aspect pittoresque, et qu’il ne creusait pas jusqu’à l’âme. Certes, il
y a une trace de pensée dans le portrait de Prim; mais il n’y en a point
dans la Judith·, dans la Salomé, elle est insaisissable ; il y en a bien peu
dans YExécution sans jugement. Le drame n’était point le domaine de
Régnault, et bien qu’elle l’eût généreusement doué, la bonne fée avait,
dans ses présents, oublié le don des larmes. Tel du moins il nous appa-
raît en son œuvre incomplet. L’avenir demeure voilé. La vie a de dures
leçons, et qui oserait dire que Régnault n’aurait pas tôt ou tard senti le
côté émouvant des choses, s’il lui eût été permis de vivre?
Mais déjà ses jours étaient comptés. Rien que son titre de pension-
naire de l’Académie de Rome lui permît de se désintéresser de nos luttes
et de nos misères, il comprit que la patrie avait besoin de tous ses
enfants. Dès nos premiers désastres, il quitta Tanger en toute hâte, sans
prendre le soin de mettre en ordre l’atelier qu’il aimait, et comptant
bien reprendre après la guerre le tableau interrompu. Il arriva à Paris
vers le 10 septembre. Huit jours après, il était enfermé avec nous. Il
s’engagea d’abord dans un corps franc, mais bientôt, le décret du 16octobre
ayant organisé les compagnies de marche de la garde nationale, il s’en-
rôla dans la 2e compagnie du 69e bataillon. Il y fit noblement son devoir,
et l’on sait comment il mourut. Il était de cette sortie désespérée que
Pélite des troupes parisiennes essaya, le 19 janvier 1871 ,pour rejoindre
l’armée de secours qui ne venait pas. Vers le soir, alors que la partie
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pensée? Peut-être nous aurait-il répondu qu’il y a des tragédies de toutes
les couleurs. Il se peut qu’une jeune fille meure en plein bal, sous les
clartés flamboyantes des lustres, le sourire aux lèvres, des fleurs dans
les cheveux, en robe blanche, entourée de ses compagnes vêtues de leurs
frais costumes de fête. On a vu des gens qui se faisaient enterrer au
printemps, par des matinées amoureuses, au milieu des premières ver-
dures, au bruit des premières chansons. Tout est possible dans l’ordre
des choses douloureuses, et, à de certaines heures, le rose peut être
navrant. Laissons donc à chacun la liberté de sa palette, et ne reprochons
pas à Régnault d’avoir fait couler dans un décor si brillant le sang de
son supplicié. Il n’en est pas moins vrai, au point de vue strict du colo-
ris, que l’auteur de Y Exécution sans jugement a fait tenir deux tableaux
en un seul. L’œil est un peu inquiété de ce contraste railleur, et c’est
pour cela que nous ne donnons pas comme un morceau absolument réussi
et indiscutable cette peinture d’ailleurs, si savante et si volontairement
étrange.
Est-il besoin de le dire? Ce tableau était dans l’œuvre de Régnault une
preuve ajoutée à tant d’autres qu’il voyait ou voulait voir les choses sous
leur aspect pittoresque, et qu’il ne creusait pas jusqu’à l’âme. Certes, il
y a une trace de pensée dans le portrait de Prim; mais il n’y en a point
dans la Judith·, dans la Salomé, elle est insaisissable ; il y en a bien peu
dans YExécution sans jugement. Le drame n’était point le domaine de
Régnault, et bien qu’elle l’eût généreusement doué, la bonne fée avait,
dans ses présents, oublié le don des larmes. Tel du moins il nous appa-
raît en son œuvre incomplet. L’avenir demeure voilé. La vie a de dures
leçons, et qui oserait dire que Régnault n’aurait pas tôt ou tard senti le
côté émouvant des choses, s’il lui eût été permis de vivre?
Mais déjà ses jours étaient comptés. Rien que son titre de pension-
naire de l’Académie de Rome lui permît de se désintéresser de nos luttes
et de nos misères, il comprit que la patrie avait besoin de tous ses
enfants. Dès nos premiers désastres, il quitta Tanger en toute hâte, sans
prendre le soin de mettre en ordre l’atelier qu’il aimait, et comptant
bien reprendre après la guerre le tableau interrompu. Il arriva à Paris
vers le 10 septembre. Huit jours après, il était enfermé avec nous. Il
s’engagea d’abord dans un corps franc, mais bientôt, le décret du 16octobre
ayant organisé les compagnies de marche de la garde nationale, il s’en-
rôla dans la 2e compagnie du 69e bataillon. Il y fit noblement son devoir,
et l’on sait comment il mourut. Il était de cette sortie désespérée que
Pélite des troupes parisiennes essaya, le 19 janvier 1871 ,pour rejoindre
l’armée de secours qui ne venait pas. Vers le soir, alors que la partie