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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ses gaietés exubérantes et révèle en lui le créateur du genre où s’illus-
tra son élève Adrien Blauwer. C’est une réunion de quatre buveurs qui
ont toutes les apparences de chenapans de la pire espèce. Trois d’entre
eux sont attablés dans l’attitude de ces gens pour lesquels l’ivresse est
une douce habitude : le quatrième, debout derrière ses compagnons ,
lève symétriquement les deux bras en tenant un pot d’une main et de
l’autre un verre. OEuvre hardie, improvisée dans un moment de verve,
cette peinture est restée à l’état d’esquisse, ou plutôt c’est le projet, le
commencement d’un tableau futur. Ces Buveurs nous intéressent à plus
d’un titre. D’abord on découvre, en regardant bien, un monogramme
formé d’une H, dont la dernière barre s’allonge un peu dans le sens hori-
zontal, de façon à figurer une L ou quelque chose d’approchant. Cette
singularité nous a un instant troublé. Ce monogramme n’est point celui
que Bürger a reproduit dans la Gazettel, mais parla coloration générale
et par une certaine note d’un roux clair le tableau rentre bien dans les
méthodes premières de Hais, surtout si l’on prend cette petite peinture
pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire pour une préparation sur
laquelle l’artiste aurait plus tard semé des accents virils et de spirituelles
violences. Les Buveurs montrent en germe la manière de Brauwer : on
y reconnaît son coloris, ses types et jusqu’à ce sentiment de la caricature
qui lui tint lieu cl’idéal. Une dernière remarque doit être faite. Il est
convenu que l’école hollandaise ne s’élève jamais au-dessus du terre à
terre et des réalités quotidiennes. Est-ce bien vrai? Il se trouve que
parmi les maîtres hollandais, et non compris les paysagistes, il en est
au moins deux qui ont souvent cherché toute autre chose que la
vérité vulgaire. Cette puissance extra-naturelle ne sera pas contestée à
Rembrandt : il s’est servi de la lumière comme d’une poésie, et, quand
il l’a voulu, il a été le plus mystérieux, le plus fantastique des peintres.
La même préoccupation, le même besoin d’exagérer et de pousser les
choses à outrance, éclatent bien souvent chez Frans Hais. Lorsqu’il peint
la vieille Mille Bobbe, la sorcière qui faisait peur aux enfants dans les
rues de Haarlem, il cherche l’atroce et le risible à la fois. Sous une
forme moins violente, le même élément se retrouve dans les Buveurs de
la galerie de M. Rothan. L’ivrogne exalté qui, brandissant le verre et la
cruche, lève les bras en l’air, semble découper sur la muraille l’étrange
silhouette d’une chauve-souris gigantesque. C’est un cauchemar à la
Goya. Et voilà pourquoi des maîtres tels que Rembrandt et Frans Hais
dominent l’école hollandaise et la dépassent. Ils dédaignent les réalités
U T. XXIV, p. 434.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
ses gaietés exubérantes et révèle en lui le créateur du genre où s’illus-
tra son élève Adrien Blauwer. C’est une réunion de quatre buveurs qui
ont toutes les apparences de chenapans de la pire espèce. Trois d’entre
eux sont attablés dans l’attitude de ces gens pour lesquels l’ivresse est
une douce habitude : le quatrième, debout derrière ses compagnons ,
lève symétriquement les deux bras en tenant un pot d’une main et de
l’autre un verre. OEuvre hardie, improvisée dans un moment de verve,
cette peinture est restée à l’état d’esquisse, ou plutôt c’est le projet, le
commencement d’un tableau futur. Ces Buveurs nous intéressent à plus
d’un titre. D’abord on découvre, en regardant bien, un monogramme
formé d’une H, dont la dernière barre s’allonge un peu dans le sens hori-
zontal, de façon à figurer une L ou quelque chose d’approchant. Cette
singularité nous a un instant troublé. Ce monogramme n’est point celui
que Bürger a reproduit dans la Gazettel, mais parla coloration générale
et par une certaine note d’un roux clair le tableau rentre bien dans les
méthodes premières de Hais, surtout si l’on prend cette petite peinture
pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire pour une préparation sur
laquelle l’artiste aurait plus tard semé des accents virils et de spirituelles
violences. Les Buveurs montrent en germe la manière de Brauwer : on
y reconnaît son coloris, ses types et jusqu’à ce sentiment de la caricature
qui lui tint lieu cl’idéal. Une dernière remarque doit être faite. Il est
convenu que l’école hollandaise ne s’élève jamais au-dessus du terre à
terre et des réalités quotidiennes. Est-ce bien vrai? Il se trouve que
parmi les maîtres hollandais, et non compris les paysagistes, il en est
au moins deux qui ont souvent cherché toute autre chose que la
vérité vulgaire. Cette puissance extra-naturelle ne sera pas contestée à
Rembrandt : il s’est servi de la lumière comme d’une poésie, et, quand
il l’a voulu, il a été le plus mystérieux, le plus fantastique des peintres.
La même préoccupation, le même besoin d’exagérer et de pousser les
choses à outrance, éclatent bien souvent chez Frans Hais. Lorsqu’il peint
la vieille Mille Bobbe, la sorcière qui faisait peur aux enfants dans les
rues de Haarlem, il cherche l’atroce et le risible à la fois. Sous une
forme moins violente, le même élément se retrouve dans les Buveurs de
la galerie de M. Rothan. L’ivrogne exalté qui, brandissant le verre et la
cruche, lève les bras en l’air, semble découper sur la muraille l’étrange
silhouette d’une chauve-souris gigantesque. C’est un cauchemar à la
Goya. Et voilà pourquoi des maîtres tels que Rembrandt et Frans Hais
dominent l’école hollandaise et la dépassent. Ils dédaignent les réalités
U T. XXIV, p. 434.