496
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bre d’une rêverie triste, et, tout autour d’elle, le concert en sourdine
des verts pâles, des roses voilés, des blancs et des jaunes éteints, ra-
conte la mélancolie incurable d’une mondaine de notre temps. Nous
n’avons plus cette belle assurance d’épicuriens heureux que les Véni-
tiens ont fait passer dans leur triomphante peinture ; nous ne pouvons
pas plus peindre qu’aimer à leur façon, et, jusque dans les portraits des
femmes d’aujourd’hui, nous trahissons la recherche plus inquiète d’un
bonheur plus incertain !
Le Christ pleuré par les saintes femmes de Rubens et le Massacre
cle Vévêque de Liège de Delacroix sont placés en face l’un de l’autre.
Cette pietii n’est pas un Rubens de premier ordre. A l’exception de la
tête pâle aux yeux rougis de la Vierge, enveloppée dans un voile d’un
noir si léger, de son cou gonflé de sanglots et aussi de la tête du Christ,
où l’on reconnaît mieux que l’influence, la main même du maître, — le
tableau semble fait dans son atelier, un jour qu’il était sorti. C’est du
Rubens comme vitrifié. La grande tache rouge du manteau de Jean, qui
éclabousse de ses reflets le bras et le corps meurtris du cadavre, est
certes bien dans sa manière; mais la tache est lourde, sans contre-poids.
De même dans la composition, c’est bien encore l’allure et la rhétorique
de Rubens, — mais sans l’abandon entraînant, les belles exagérations,
l’éloquence sonore et persuasive. On n’est pas tous les jours en voix!
Pour se consoler de cette petite déception, on n’a qu’à fermer les yeux et
revoir en pensée le Saint lldefonse ou quelque autre de ces chefs-d’œu-
vre qu’il a prodigués avec une fécondité si intarissable, une sensibilité
si vive, une santé si robuste, une invention si ardente et si heureuse !
« J’aime son emphase, j’aime ses formes outrées et lâchées, écrivait Déla-
ce croix; je les adore de tout mon mépris pour les sucrées et les poupées
a qui se pâment aux peintures à la mode. »
S’il n’était pas puéril de refaire l’histoire au gré de sa fantaisie et
de modifier arbitrairement la destinée des artistes, les circonstances qui
les ont influencés, l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle
ils vécurent et qui les forma, ne pourrait-on pas rêver d’un Delacroix
heureux et bien portant, qui aurait eu, comme Rubens, les belles au-
daces et aurait célébré, comme Rubens, dans des créations héroïques
toutes gonflées de sève intérieure, les triomphes de la vie? — Mais ce
Delacroix-là ne pouvait pas surgir en France, après les bouleversements
de la Révolution et les ruines de l’Empire, dans les rangs de la jeunesse
soucieuse qui sentait encore trembler sous ses pieds le sol de la patrie,
portait dans son cœur inquiet le vague besoin d’un art nouveau, venait
de lire Werther, René et Obermann, et à qui ses maîtres, héritiers du
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bre d’une rêverie triste, et, tout autour d’elle, le concert en sourdine
des verts pâles, des roses voilés, des blancs et des jaunes éteints, ra-
conte la mélancolie incurable d’une mondaine de notre temps. Nous
n’avons plus cette belle assurance d’épicuriens heureux que les Véni-
tiens ont fait passer dans leur triomphante peinture ; nous ne pouvons
pas plus peindre qu’aimer à leur façon, et, jusque dans les portraits des
femmes d’aujourd’hui, nous trahissons la recherche plus inquiète d’un
bonheur plus incertain !
Le Christ pleuré par les saintes femmes de Rubens et le Massacre
cle Vévêque de Liège de Delacroix sont placés en face l’un de l’autre.
Cette pietii n’est pas un Rubens de premier ordre. A l’exception de la
tête pâle aux yeux rougis de la Vierge, enveloppée dans un voile d’un
noir si léger, de son cou gonflé de sanglots et aussi de la tête du Christ,
où l’on reconnaît mieux que l’influence, la main même du maître, — le
tableau semble fait dans son atelier, un jour qu’il était sorti. C’est du
Rubens comme vitrifié. La grande tache rouge du manteau de Jean, qui
éclabousse de ses reflets le bras et le corps meurtris du cadavre, est
certes bien dans sa manière; mais la tache est lourde, sans contre-poids.
De même dans la composition, c’est bien encore l’allure et la rhétorique
de Rubens, — mais sans l’abandon entraînant, les belles exagérations,
l’éloquence sonore et persuasive. On n’est pas tous les jours en voix!
Pour se consoler de cette petite déception, on n’a qu’à fermer les yeux et
revoir en pensée le Saint lldefonse ou quelque autre de ces chefs-d’œu-
vre qu’il a prodigués avec une fécondité si intarissable, une sensibilité
si vive, une santé si robuste, une invention si ardente et si heureuse !
« J’aime son emphase, j’aime ses formes outrées et lâchées, écrivait Déla-
ce croix; je les adore de tout mon mépris pour les sucrées et les poupées
a qui se pâment aux peintures à la mode. »
S’il n’était pas puéril de refaire l’histoire au gré de sa fantaisie et
de modifier arbitrairement la destinée des artistes, les circonstances qui
les ont influencés, l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle
ils vécurent et qui les forma, ne pourrait-on pas rêver d’un Delacroix
heureux et bien portant, qui aurait eu, comme Rubens, les belles au-
daces et aurait célébré, comme Rubens, dans des créations héroïques
toutes gonflées de sève intérieure, les triomphes de la vie? — Mais ce
Delacroix-là ne pouvait pas surgir en France, après les bouleversements
de la Révolution et les ruines de l’Empire, dans les rangs de la jeunesse
soucieuse qui sentait encore trembler sous ses pieds le sol de la patrie,
portait dans son cœur inquiet le vague besoin d’un art nouveau, venait
de lire Werther, René et Obermann, et à qui ses maîtres, héritiers du