FRANÇOIS RUDE.
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vées à la famille et à ses invités particuliers. Partout, des drapeaux,
des banderoles. On voit d’ici l’architecte expliquant toute chose au
vieux sculpteur, au milieu des coups de marteau qui résonnent et des
cris qui se répondent. Il est arrêté que la cérémonie aura un carac-
tère religieux. Là-bas, sera un chœur d’église, chantant le De pro-
fundis, et l’archevêque de Paris viendra donner l’absoute solennel-
lement au pied de la statue, environné d’un clergé nombreux. En cet
autre point se tiendront les musiques militaires, dont les fanfares
éclateront quand la main du ministre de la Guerre aura fait appa-
raître le bronze, jusque-là voilé. Les orateurs prendront place devant
le monument. Ah ! ce sera pour François Rude une grande journée.
Elle a donc rejailli du sol même qui absorba le sang de la victime,
la gloire du héros d’Elchingen. Hourrah pour le Brave des braves !
C’est bien lui qui s’avance vers nous, d’un pas résolu, brandissant
son sabre de la main droite, empoignant, do la gauche, le fourreau qui
battait sa cuisse. Les grandes bottes éperonnées plissent sur ses
jambes ; il a mis pied à terre pour conduire une charge, et il va, il
va, le bras haut, le cri à la bouche, foulant des canons démontés, des
bois d’affûts brisés, sans rien voir. Telle est la force de son élan que
son épaulette ressaute sous l’étirement furieux du bras droit, que sa
dragonne fouette l’air, que les basques de son habit se soulèvent, que
le pan de sa ceinture vole, que son grand cordon de la Légion d’hon-
neur flotte à ses reins. Tout participe à la véhémence de l’action. Une
vie farouche emporte cette figure et la pénètre de pied en cap. Sur la
tête, violemment levée, tournée du côté gauche, le chapeau à plumes
se renverse, presque en bataille. Quelle animation dans ses traits !
Quelle puissance dans son cri ! Ce n’est pas en vain qu’on a parlé à
Rude du « bras de Ney », du « cri de Ney ». Il nous afaitcomprendre
l’entraînante énergie du geste. Il nous fait presque entendre le formi-
dable : En avant !
Je sais bien que cette bouche ouverte a souvent provoqué des éton-
nements et des critiques. David d’Angers la condamne acerbement, et
Proud’hon, plus encore, dans son livre du Principe de l’Art. Le cri du
génie de la Liberté à l’Arc de triomphe, le cri du maréchal Ney com-
mandant une charge au carrefour de l’Observatoire, ou plutôt, d'une
façon générale, le cri, ce signe de la plus poignante émotion humaine,
serait absolument indigne de la statuaire. J’avoue ne pas bien saisir
l’indignité. Admettons, si l’on veut, que l’art calme, de force con-
centrée, est, en soi, l’art supérieur; mais sera-t-il possible de tout y
ramener? Devons-nous éviter l’expression ardente des ardentes pas-
y. — 3e PÉRIODE. 13
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vées à la famille et à ses invités particuliers. Partout, des drapeaux,
des banderoles. On voit d’ici l’architecte expliquant toute chose au
vieux sculpteur, au milieu des coups de marteau qui résonnent et des
cris qui se répondent. Il est arrêté que la cérémonie aura un carac-
tère religieux. Là-bas, sera un chœur d’église, chantant le De pro-
fundis, et l’archevêque de Paris viendra donner l’absoute solennel-
lement au pied de la statue, environné d’un clergé nombreux. En cet
autre point se tiendront les musiques militaires, dont les fanfares
éclateront quand la main du ministre de la Guerre aura fait appa-
raître le bronze, jusque-là voilé. Les orateurs prendront place devant
le monument. Ah ! ce sera pour François Rude une grande journée.
Elle a donc rejailli du sol même qui absorba le sang de la victime,
la gloire du héros d’Elchingen. Hourrah pour le Brave des braves !
C’est bien lui qui s’avance vers nous, d’un pas résolu, brandissant
son sabre de la main droite, empoignant, do la gauche, le fourreau qui
battait sa cuisse. Les grandes bottes éperonnées plissent sur ses
jambes ; il a mis pied à terre pour conduire une charge, et il va, il
va, le bras haut, le cri à la bouche, foulant des canons démontés, des
bois d’affûts brisés, sans rien voir. Telle est la force de son élan que
son épaulette ressaute sous l’étirement furieux du bras droit, que sa
dragonne fouette l’air, que les basques de son habit se soulèvent, que
le pan de sa ceinture vole, que son grand cordon de la Légion d’hon-
neur flotte à ses reins. Tout participe à la véhémence de l’action. Une
vie farouche emporte cette figure et la pénètre de pied en cap. Sur la
tête, violemment levée, tournée du côté gauche, le chapeau à plumes
se renverse, presque en bataille. Quelle animation dans ses traits !
Quelle puissance dans son cri ! Ce n’est pas en vain qu’on a parlé à
Rude du « bras de Ney », du « cri de Ney ». Il nous afaitcomprendre
l’entraînante énergie du geste. Il nous fait presque entendre le formi-
dable : En avant !
Je sais bien que cette bouche ouverte a souvent provoqué des éton-
nements et des critiques. David d’Angers la condamne acerbement, et
Proud’hon, plus encore, dans son livre du Principe de l’Art. Le cri du
génie de la Liberté à l’Arc de triomphe, le cri du maréchal Ney com-
mandant une charge au carrefour de l’Observatoire, ou plutôt, d'une
façon générale, le cri, ce signe de la plus poignante émotion humaine,
serait absolument indigne de la statuaire. J’avoue ne pas bien saisir
l’indignité. Admettons, si l’on veut, que l’art calme, de force con-
centrée, est, en soi, l’art supérieur; mais sera-t-il possible de tout y
ramener? Devons-nous éviter l’expression ardente des ardentes pas-
y. — 3e PÉRIODE. 13