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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
surtout dans sa manière de traiter les sujets antiques qu’il se dis-
tingue absolument de Bœcklin, bien que ce dernier passe pour avoir
exercé sur lui, à ses débuts, une assez grande influence. L’imagina-
tion très riche de Bœcklin n’est pas, il faut bien le reconnaître,
étayée par une instruction suffisante, et dans l’intéressante étude
qu’il a consacrée ici même au maître berlinois1, M. Hermann Meister
nous apprend que « sa mémoire est telle que presque jamais il n’a
pris d’esquisses d’après nature ». Quelles que soient les facultés
d’observation du peintre le mieux doué à cet égard, c’est là une façon
de procéder dont les dangers ne pouvaient manquer de s’accuser
avec le temps. Peu à peu, en effet, à produire ainsi sans être main-
tenu par l’étude de la nature, l’artiste court le risque certain de
tomber dans la manière. D’année en année, les outrances de dessin
et de couleur qui font l’originalité du talent de Bœcklin — exagéra-
tions autrefois légitimées par les heureuses audaces de la jeunesse et
acceptées par un public toujours friand de nouveautés — sont deve-
nues de plus en plus sensibles. Sans doute on trouve encore chez lui,
dans ses travestissements de l’antiquité, des associations d’idées plai-
santes, des harmonies curieuses et des rapprochements de formes
plus ou moins ingénieux. Mais trop souvent ces tentatives hasar-
deuses confinent à la bizarrerie, et des partis pris aussi flagrants
engendrent à la longue une monotonie inévitable. Dans ces êtres
bizarres que, sous prétexte de mythologie, Bœcklin crée de toutes
pièces, les libertés qu’il s’accorde ne sauraient excuser les incorrec-
tions ou les vulgarités qui déparent ses derniers ouvrages. A l’Expo-
sition de Munich en 1893, ses tableaux qui remplissaient une salle
entière témoignaient trop clairement d’une indifférence absolue pour
le dessin et de violences de palette inconciliables avec le charme du
coloris. Parmi les étrangetés qu’on y remarquait, on pouvait voir
des arbres rouges se détachant sur des fonds d’un outremer impla-
cable : une Vénus Anadyomène caressée par des flots d’indigo pur et
entourée d’un essaim d’amours aux ailes de papillons, diaprées des
nuances les plus criardes; un vieux faune qui semblait un coulissier
retiré des affaires et un paysage sublunaire dans lequel j’ai vaine-
ment cherché le Promet liée annoncé par le titre; tout cela sous la
lumière incohérente et irisée du monde artificiel dans lequel l’artiste
place ses singuliers personnages.
t. Arnold Bœckin, par M. Hermann Meister ; Gazette des Beaux-Arts, 1893,
numéros du 1er avril et du 1er juillet.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
surtout dans sa manière de traiter les sujets antiques qu’il se dis-
tingue absolument de Bœcklin, bien que ce dernier passe pour avoir
exercé sur lui, à ses débuts, une assez grande influence. L’imagina-
tion très riche de Bœcklin n’est pas, il faut bien le reconnaître,
étayée par une instruction suffisante, et dans l’intéressante étude
qu’il a consacrée ici même au maître berlinois1, M. Hermann Meister
nous apprend que « sa mémoire est telle que presque jamais il n’a
pris d’esquisses d’après nature ». Quelles que soient les facultés
d’observation du peintre le mieux doué à cet égard, c’est là une façon
de procéder dont les dangers ne pouvaient manquer de s’accuser
avec le temps. Peu à peu, en effet, à produire ainsi sans être main-
tenu par l’étude de la nature, l’artiste court le risque certain de
tomber dans la manière. D’année en année, les outrances de dessin
et de couleur qui font l’originalité du talent de Bœcklin — exagéra-
tions autrefois légitimées par les heureuses audaces de la jeunesse et
acceptées par un public toujours friand de nouveautés — sont deve-
nues de plus en plus sensibles. Sans doute on trouve encore chez lui,
dans ses travestissements de l’antiquité, des associations d’idées plai-
santes, des harmonies curieuses et des rapprochements de formes
plus ou moins ingénieux. Mais trop souvent ces tentatives hasar-
deuses confinent à la bizarrerie, et des partis pris aussi flagrants
engendrent à la longue une monotonie inévitable. Dans ces êtres
bizarres que, sous prétexte de mythologie, Bœcklin crée de toutes
pièces, les libertés qu’il s’accorde ne sauraient excuser les incorrec-
tions ou les vulgarités qui déparent ses derniers ouvrages. A l’Expo-
sition de Munich en 1893, ses tableaux qui remplissaient une salle
entière témoignaient trop clairement d’une indifférence absolue pour
le dessin et de violences de palette inconciliables avec le charme du
coloris. Parmi les étrangetés qu’on y remarquait, on pouvait voir
des arbres rouges se détachant sur des fonds d’un outremer impla-
cable : une Vénus Anadyomène caressée par des flots d’indigo pur et
entourée d’un essaim d’amours aux ailes de papillons, diaprées des
nuances les plus criardes; un vieux faune qui semblait un coulissier
retiré des affaires et un paysage sublunaire dans lequel j’ai vaine-
ment cherché le Promet liée annoncé par le titre; tout cela sous la
lumière incohérente et irisée du monde artificiel dans lequel l’artiste
place ses singuliers personnages.
t. Arnold Bœckin, par M. Hermann Meister ; Gazette des Beaux-Arts, 1893,
numéros du 1er avril et du 1er juillet.