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LA CHRONIQUE DES ARTS
Académie des Inscriptions
Séance du 19 janvier
Communication. — M. Salomon Reinach soumet
à l'examen de l'Académie une série do photogra-
phies de sculptures grecques qui figurent dans les
musées de Boston (Amérique) et qui lui ont été
communiquées par M. d'Eichthal, membre de
l'Académie des Sciences morales et politiques.
Une lettre de Hamon
On connaît, au moins par la lithographie d'Au-
bert, la bizarre composition que le peintre Jean-
Louis Haraoa exposa au Salon de 1852, sous le
titre : La Comédie humaine. Très remarquée,
sans doute à cause de sa bizarrerie même, elle dé-
roula le public, et les critiques d'art de l'époque
s'ingénièrent en vain a lui découvrir un sens.
« Nul sphinx, écrivait Th. Gautier, n'a encore de-
viné cette énigme. » About trouvait le tableau « in-
telligible », mais seulement « à Paris ». Seul, Gus-
tave Planche, dont la perspicacité n'aimait pas à pa-
raître en défaut, prétendit avoir, à première vue,
percé le mystère : « Quant au sens moral de cotte com-
position, n'en déplaise aux aristarques moroses, je
ne le crois pas difficile à saisir. La sagesse de
Minerve, triomphant de l'Amour et de Bacchus, ne
sera jamais une énigme impénétrable pour ceux
qui voudront bien prendre la peine de réfléchir
pendant cinq minutes ».
Peut-être, même après quarante ans, y aura-t-il
quelque intérêt à connaître l'opinion de l'artiste
lui-même. En classant les papiers de 51. Luzel, le
vieux barde breton, mort il y a quelques années,
je suis tombé snr une lettre jaunie, sans date, si-
gnée: L. Hamon. Elle remonte, selon toute vrai-
semblance, à 1852. Il est probable que M. Luzel
fut parmi les visiteurs du Salon de cette année, et
qu'il fut, comme tout le monde, vivement intrigué
par le tableau de son compatriote. Résolu d'en
avoir le cœur net, il prit le parti le plus simple,
s'adressa directement à M. Hamon, sans doute en
s'aulorisant d'un ami commun, M. Le Luyer, un
peintre aussi, originaire de Plouaret, et voici la
réponse qu'il recul :
« Monsieur,
« Vous me faites l'honneur do m'écrire pour
avoir quelque explication do l'idée de mon tableau
du Salon. Je m'empresse de vous répondre. Je suis
heureux si je puis vous faire plaisir. Je vais tâcher
de vous expliquer do mon mieux ma composition.
Il y a plusieurs manières d'expliquer'cette pensée.
« C'est on lisant Dante que je me suis inspiré
de cette idée. Je suppose l'esprit du spectateur
transporté dans le monde des idées et des iictions,
si l'on veut : dans les Champs Elisées (s'e) de l'an-
tiquité; là, beaucoup de grands esprits sa promè-
nent comme vous savez; leur plus grande distrac-
tion doit être, je suppose, do se souvenir de leurs
existences. On peut bien croire qu'aux champs
éliséos il y avait un théâtre guignol. Il y avait
tous les plaisirs. Celui-là devait y être. Si on ne
veut pas le croire, je suis perdu. Je sais que l'on
ne croit plus aux champs élisées, mais ou y a cru
long temps.
« Eh bien, on regarde jouer la comédie humaine !
— que je fais consister en trois personnages :
VAmour, Bachus (sic), Minerve et beaucoup d'au-
tres peut-être ; mais c'est la fin de la pièce. L'Amour
est pendu, Bachus rossé et Minerve qui règle éter-
nellement leur compte à tous amuse beaucoup les
curieux et promeneurs du séjour idéal où je place
mes spectateurs. Certainement ce spectacle de ma-
rionnettes doit amuser tous ces grands hommes.
Un enfant ne pense pas comme un jeune homme,
un jeune homme ne pense pas comme un vieillard ;
le vieillard a acquis la sagesse, quand il a bien
réglé le compte de l'amour qui l'a empoigné à bras
le corps dans sa jeunesse.
« Bacchus aussi, l'ivresse de la vie à un âge plus
avancé, l'ambition, toutes les passions, on un mot,
même les plus sublimes, doivent être muselées par la
sagesse. Voilà la morale do l'idée de mon tableau.
« Je ne sais pas, Monsieur, si je suis bien clair
dans mon explication. J'ai mis dans cette compo-
sition beaucoup de personnages, j'ai tâché d'en
mettre le moins possible. J'ai fait en sorte de
mettre les représentants des principales pensées
qui sont les ressorts de toute une société qui se
meut et remue, sans flatter l'humanité, sans la
critiquer.
» Ainsi, il y a à droite Dante, Virgile, Homère,
Eschyle, La Fontaine, Montaigne, quelques femmes
pour entourer le Dante. De ce côté, vous pouvez
remarquer qu'il n'y a que des fleurs et des bran-
ches d'oliviers. De l'autre côté, vous voyez des
piques, des lances, des boucliers, des soldats, un
flambeau que lient la Discorde qui marche avec
calme, car elle n'a pas besoin de mettre la discorde
aux champs élisées. Il y a de l'autre côté Diogène,
toujours et éternellement cynique, qui regarde
sans s'amuser, sans s'intéresser de (sic) la généro-
sité d'Alexandre ou de la pièce qui se joue. Il y a
de ce côté aussi Anachréon (sic), Aristophane,
Sapho. Je n'ai pas besoin de vous les expliquer.
Et j'ai aussi, à la suite de l'esprit des conquêtes,
que j3 figure par Alexandre, le soldat qui porte
des lances. Ce soldat n'est personne, c'est la lance
qui, vous savez, a beaucoup aidé autrefois à con-
quérir le monde. Puis, César qui était plein d'envie
aussi d'avaler le monde. Celui qui est derrière
César, c'est Brutus qui guette sa proie. Toute cette
scène se passe au milieu des armes, des lances, des
piques, des trompettes et de la foule qui les porte,
qui se prolonge à l'horison (sic) indéfiniment.
« Au milieu j'ai mis Socrate avec les enfants,
parce que je 13 trouve bon comme un enfant. Il
y en a qui battent des mains parmi eux, d'autres
qui pleurent parce que l'on pend l'Amour. Ces en-
fants no savent pas que l'amour est éternel et que
la comédie va recommencer encore. Il y a d'autres
personnages qui sont des jens (sic) que je ne con-
nais pas, que je no demande pas à connaître.
Prêtez y, monsieur, l'intention que vous voudrez.
« Entre le théâtre et Virgile, il y a des person-
nages que l'on dit être Heraclite et Démocrite.
Je veux bien ; cela n'a pas d'importance.
« Voilà, monsieur, comment j'ai conçu mon ta-
bleau. Je vous demande pardon si je ne suis pas
plus clair maintenant à votre esprit. Ce que je
donne ici, c'est comme un procès-verbal de co que
j'ai peint. Je serai heureux que vous veuillicz vous
occuper de moi et employer votre talent au déve-
loppement de ma peinture. Je vous en remercie
d'avance. Vous me rapelez (sic), monsieur, dans
LA CHRONIQUE DES ARTS
Académie des Inscriptions
Séance du 19 janvier
Communication. — M. Salomon Reinach soumet
à l'examen de l'Académie une série do photogra-
phies de sculptures grecques qui figurent dans les
musées de Boston (Amérique) et qui lui ont été
communiquées par M. d'Eichthal, membre de
l'Académie des Sciences morales et politiques.
Une lettre de Hamon
On connaît, au moins par la lithographie d'Au-
bert, la bizarre composition que le peintre Jean-
Louis Haraoa exposa au Salon de 1852, sous le
titre : La Comédie humaine. Très remarquée,
sans doute à cause de sa bizarrerie même, elle dé-
roula le public, et les critiques d'art de l'époque
s'ingénièrent en vain a lui découvrir un sens.
« Nul sphinx, écrivait Th. Gautier, n'a encore de-
viné cette énigme. » About trouvait le tableau « in-
telligible », mais seulement « à Paris ». Seul, Gus-
tave Planche, dont la perspicacité n'aimait pas à pa-
raître en défaut, prétendit avoir, à première vue,
percé le mystère : « Quant au sens moral de cotte com-
position, n'en déplaise aux aristarques moroses, je
ne le crois pas difficile à saisir. La sagesse de
Minerve, triomphant de l'Amour et de Bacchus, ne
sera jamais une énigme impénétrable pour ceux
qui voudront bien prendre la peine de réfléchir
pendant cinq minutes ».
Peut-être, même après quarante ans, y aura-t-il
quelque intérêt à connaître l'opinion de l'artiste
lui-même. En classant les papiers de 51. Luzel, le
vieux barde breton, mort il y a quelques années,
je suis tombé snr une lettre jaunie, sans date, si-
gnée: L. Hamon. Elle remonte, selon toute vrai-
semblance, à 1852. Il est probable que M. Luzel
fut parmi les visiteurs du Salon de cette année, et
qu'il fut, comme tout le monde, vivement intrigué
par le tableau de son compatriote. Résolu d'en
avoir le cœur net, il prit le parti le plus simple,
s'adressa directement à M. Hamon, sans doute en
s'aulorisant d'un ami commun, M. Le Luyer, un
peintre aussi, originaire de Plouaret, et voici la
réponse qu'il recul :
« Monsieur,
« Vous me faites l'honneur do m'écrire pour
avoir quelque explication do l'idée de mon tableau
du Salon. Je m'empresse de vous répondre. Je suis
heureux si je puis vous faire plaisir. Je vais tâcher
de vous expliquer do mon mieux ma composition.
Il y a plusieurs manières d'expliquer'cette pensée.
« C'est on lisant Dante que je me suis inspiré
de cette idée. Je suppose l'esprit du spectateur
transporté dans le monde des idées et des iictions,
si l'on veut : dans les Champs Elisées (s'e) de l'an-
tiquité; là, beaucoup de grands esprits sa promè-
nent comme vous savez; leur plus grande distrac-
tion doit être, je suppose, do se souvenir de leurs
existences. On peut bien croire qu'aux champs
éliséos il y avait un théâtre guignol. Il y avait
tous les plaisirs. Celui-là devait y être. Si on ne
veut pas le croire, je suis perdu. Je sais que l'on
ne croit plus aux champs élisées, mais ou y a cru
long temps.
« Eh bien, on regarde jouer la comédie humaine !
— que je fais consister en trois personnages :
VAmour, Bachus (sic), Minerve et beaucoup d'au-
tres peut-être ; mais c'est la fin de la pièce. L'Amour
est pendu, Bachus rossé et Minerve qui règle éter-
nellement leur compte à tous amuse beaucoup les
curieux et promeneurs du séjour idéal où je place
mes spectateurs. Certainement ce spectacle de ma-
rionnettes doit amuser tous ces grands hommes.
Un enfant ne pense pas comme un jeune homme,
un jeune homme ne pense pas comme un vieillard ;
le vieillard a acquis la sagesse, quand il a bien
réglé le compte de l'amour qui l'a empoigné à bras
le corps dans sa jeunesse.
« Bacchus aussi, l'ivresse de la vie à un âge plus
avancé, l'ambition, toutes les passions, on un mot,
même les plus sublimes, doivent être muselées par la
sagesse. Voilà la morale do l'idée de mon tableau.
« Je ne sais pas, Monsieur, si je suis bien clair
dans mon explication. J'ai mis dans cette compo-
sition beaucoup de personnages, j'ai tâché d'en
mettre le moins possible. J'ai fait en sorte de
mettre les représentants des principales pensées
qui sont les ressorts de toute une société qui se
meut et remue, sans flatter l'humanité, sans la
critiquer.
» Ainsi, il y a à droite Dante, Virgile, Homère,
Eschyle, La Fontaine, Montaigne, quelques femmes
pour entourer le Dante. De ce côté, vous pouvez
remarquer qu'il n'y a que des fleurs et des bran-
ches d'oliviers. De l'autre côté, vous voyez des
piques, des lances, des boucliers, des soldats, un
flambeau que lient la Discorde qui marche avec
calme, car elle n'a pas besoin de mettre la discorde
aux champs élisées. Il y a de l'autre côté Diogène,
toujours et éternellement cynique, qui regarde
sans s'amuser, sans s'intéresser de (sic) la généro-
sité d'Alexandre ou de la pièce qui se joue. Il y a
de ce côté aussi Anachréon (sic), Aristophane,
Sapho. Je n'ai pas besoin de vous les expliquer.
Et j'ai aussi, à la suite de l'esprit des conquêtes,
que j3 figure par Alexandre, le soldat qui porte
des lances. Ce soldat n'est personne, c'est la lance
qui, vous savez, a beaucoup aidé autrefois à con-
quérir le monde. Puis, César qui était plein d'envie
aussi d'avaler le monde. Celui qui est derrière
César, c'est Brutus qui guette sa proie. Toute cette
scène se passe au milieu des armes, des lances, des
piques, des trompettes et de la foule qui les porte,
qui se prolonge à l'horison (sic) indéfiniment.
« Au milieu j'ai mis Socrate avec les enfants,
parce que je 13 trouve bon comme un enfant. Il
y en a qui battent des mains parmi eux, d'autres
qui pleurent parce que l'on pend l'Amour. Ces en-
fants no savent pas que l'amour est éternel et que
la comédie va recommencer encore. Il y a d'autres
personnages qui sont des jens (sic) que je ne con-
nais pas, que je no demande pas à connaître.
Prêtez y, monsieur, l'intention que vous voudrez.
« Entre le théâtre et Virgile, il y a des person-
nages que l'on dit être Heraclite et Démocrite.
Je veux bien ; cela n'a pas d'importance.
« Voilà, monsieur, comment j'ai conçu mon ta-
bleau. Je vous demande pardon si je ne suis pas
plus clair maintenant à votre esprit. Ce que je
donne ici, c'est comme un procès-verbal de co que
j'ai peint. Je serai heureux que vous veuillicz vous
occuper de moi et employer votre talent au déve-
loppement de ma peinture. Je vous en remercie
d'avance. Vous me rapelez (sic), monsieur, dans