LE SALON DE 1884.
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veloutée, le vert miroitant s’ombrait, à nos pieds, de traînées couleur
d’émeraude. Où il y avait des arbres, les rayons venaient danser à terre,
pêle-mêle avec l’ombre entrelacée des feuilles frémissantes au vent. Où
il n’y avait point d’arbres, le rayonnement solaire s’étalait et pénétrait les
intimes replis du sol. A chaque pas le spectacle changeait. Au bord d’un
champ de blé, ondulant comme une mer, de grands buissons enchevêtrés
escaladaient un petit coteau raviné qui avait l’air d’une falaise. La route
tournait gaiement entre le velours d’un champ de trèfles et le satin plus
clair d’une prairie brodée de pâquerettes blanches et roses et de pissen-
lits jaunes. Puis tout d’un coup, par delà le remblai du chemin de fer,
dans le cadre arrondi d’une arche de viaduc, un tremblant rideau de peu-
pliers nous apparaissait. Une rivière s’endormait, plus loin, au mobile abri
d’une voûte de branchages qui se miraient, en frissonnant, dans les eaux
immobiles. C’était encore un joli village, inondé de lumière, entrevu sur
la hauteur à travers l’éclaircie des verdures.
Et point de bruit pour nous déranger ; rien que le piaillement des
oiseaux, le susurrement des insectes et, par moments, le coup do sifflet
prolongé d’une locomotive et le mélancolique roulement d’un train. Je
regardais de tous mes yeux; je ne pouvais me lasser d’admirer la diver-
sité des aspects, la richesse des tons, la délicatesse de leurs rapports. Au
soir tombant, le soleil a donné à la terre une splendide fête. Son globe
éblouissant, se rapprochant peu à peu de l’horizon, s’est pris à irradier
comme le bouquet d’un feu d’artifice : un poudroiement d’étincelles a
noyé l’espace, une immense auréole est descendue du ciel sur les choses,
et je ne sais quel mystère formidable a paru s’accomplir. Mais, pendant
que l’astre s’enfoncait, emportant avec soi sa poudroyante magie, le
disque de la lune émergeait, tout rosé, des nuages striés de carmin et de
soufre. Bientôt l’azur s’assombrissait en sa prodigieuse étendue; on ne
voyait plus ici-bas que formes indécises et les millions d’yeux des étoiles
s’ouvraient sur nous tous à la fois.
Les prunelles échauffées de ces indicibles merveilles, je rentre, ce
matin, au palais de l’Industrie. Combien les toiles sont rares où je res-
saisis quelque chose de mes impressions de nature ! Les effets de soleil
abondent, mais la plupart sont trop unis et trop blancs. Par excès de raf-
finement, on n’ose plus attaquer les vigueurs. On traduit l’éblouissement
par une décoloration uniforme des objets et une telle abréviation des
plans que la perspective en devient conventionnelle. L’harmonie se sub-
stitue à la couleur : or vous remarquerez que l’harmonie, séparée de la
vérité des tons, est exactement à la vérité de l’ambiance ce que le pas-
teur convenu est au paysan vrai.
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veloutée, le vert miroitant s’ombrait, à nos pieds, de traînées couleur
d’émeraude. Où il y avait des arbres, les rayons venaient danser à terre,
pêle-mêle avec l’ombre entrelacée des feuilles frémissantes au vent. Où
il n’y avait point d’arbres, le rayonnement solaire s’étalait et pénétrait les
intimes replis du sol. A chaque pas le spectacle changeait. Au bord d’un
champ de blé, ondulant comme une mer, de grands buissons enchevêtrés
escaladaient un petit coteau raviné qui avait l’air d’une falaise. La route
tournait gaiement entre le velours d’un champ de trèfles et le satin plus
clair d’une prairie brodée de pâquerettes blanches et roses et de pissen-
lits jaunes. Puis tout d’un coup, par delà le remblai du chemin de fer,
dans le cadre arrondi d’une arche de viaduc, un tremblant rideau de peu-
pliers nous apparaissait. Une rivière s’endormait, plus loin, au mobile abri
d’une voûte de branchages qui se miraient, en frissonnant, dans les eaux
immobiles. C’était encore un joli village, inondé de lumière, entrevu sur
la hauteur à travers l’éclaircie des verdures.
Et point de bruit pour nous déranger ; rien que le piaillement des
oiseaux, le susurrement des insectes et, par moments, le coup do sifflet
prolongé d’une locomotive et le mélancolique roulement d’un train. Je
regardais de tous mes yeux; je ne pouvais me lasser d’admirer la diver-
sité des aspects, la richesse des tons, la délicatesse de leurs rapports. Au
soir tombant, le soleil a donné à la terre une splendide fête. Son globe
éblouissant, se rapprochant peu à peu de l’horizon, s’est pris à irradier
comme le bouquet d’un feu d’artifice : un poudroiement d’étincelles a
noyé l’espace, une immense auréole est descendue du ciel sur les choses,
et je ne sais quel mystère formidable a paru s’accomplir. Mais, pendant
que l’astre s’enfoncait, emportant avec soi sa poudroyante magie, le
disque de la lune émergeait, tout rosé, des nuages striés de carmin et de
soufre. Bientôt l’azur s’assombrissait en sa prodigieuse étendue; on ne
voyait plus ici-bas que formes indécises et les millions d’yeux des étoiles
s’ouvraient sur nous tous à la fois.
Les prunelles échauffées de ces indicibles merveilles, je rentre, ce
matin, au palais de l’Industrie. Combien les toiles sont rares où je res-
saisis quelque chose de mes impressions de nature ! Les effets de soleil
abondent, mais la plupart sont trop unis et trop blancs. Par excès de raf-
finement, on n’ose plus attaquer les vigueurs. On traduit l’éblouissement
par une décoloration uniforme des objets et une telle abréviation des
plans que la perspective en devient conventionnelle. L’harmonie se sub-
stitue à la couleur : or vous remarquerez que l’harmonie, séparée de la
vérité des tons, est exactement à la vérité de l’ambiance ce que le pas-
teur convenu est au paysan vrai.