REVUE MUSICALE.
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hommes que les spécialistes seuls connaissent autrement que de nom. La
vraie puissance ne va pas, d’ailleurs, sans une certaine austérité déconcer-
tante pour la masse qui cherche avant tout dans l’art une récréation. La
musique de Bach manque de gaieté, c’est incontestable, mais nous ne ferons
pas d’autre concession; toutes les autres vertus, elle les a ; nul n’est plus
pathétique, plus-émouvant, plus suggestif que Bach : il fouille les recoins les
plus secrets de l’âme et la transporte dans des régions inexplorées avant lui
et que nul n’a pénétrées plus avant. Aussi, quand on est parvenu à l’aimer,
on l’adore, et jamais on ne se rebute à le suivre où il veut vous mener ; ces
formidables barrières de la fugue et du contrepoint dont il entoure sa pen-
sée, on les franchit avec lui sans aucune fatigue, guidés par la flamme con-
ductrice qui jamais ne s’éteint en lui. Que ceux qui ne comprennent pas
trouvent cela ennuyeux, nous n’en sommes pas surpris, mais il n’est pas
permis, en parlant de Bach, de sourire comme on le fait des innombrables
pédants, ergoteurs lyriques sans cervelle et sans cœur, qui nous ont gâté la
mémoire du maître en se prétendant ses élèves et les continuateurs de sa
manière.
La Passion selon saint Mathieu est le chef-d’œuvre de Bach ; en Alle-
magne et en Angleterre, cela se dit couramment parce que l’on a souvent la
posssibilité d’entendre l’ouvrage; en France, nous devions nous contenter
d’accepter comme vraie l’opinion de nos voisins, n’étant pas à même de la
contrôler de auditu. Il y a bien eu quelques essais d’acclimater l’œuvre
parmi nous : Pasdeloup, dont le nom reste attaché aux plus nobles tenta-
tives qui aient été faites pour relever le goût musical en France, fit exécuter
en 1868, au Panthéon, des fragments de la Passion; M. Lamoureux en donna
une audition encore incomplète en 1874, au Cirque d’Été, mais l’effet ne
répondit pas aux justes espérances de ces éminents chefs d’orchestre. Le
public n’était pas encore mûr pour apprécier de pareils ouvrages. Cette
maturité lui est venue depuis, si l’on en juge par le succès que l’oratorio de
Bach vient d’obtenir au Conservatoire; et ce sera l’honneur d’une société
d’amateurs, la Concordia, d’avoir fait applaudir enfin, comme il le mérite,
un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art musical.
Le livret de la Passion est fait des chapitres xxvi et xxvn de l’Évangile
de saint Mathieu et des commentaires que le déroulement de la divine tra-
gédie inspire aux bienheureux et aux fidèles. Le récit de l’Évangéliste, les
paroles du Christ, des apôtres, des Juifs, de Pilate alternent avec les airs
ou les chœurs des chrétiens et des élus du Seigneur qui forment deux
groupes distincts : dans les moments solennels les chorals liturgiques, dont
la plupart remontent à Luther, font entendre la voix de l’Église. On ne sau-
rait donner par la parole une idée du parti prodigieux que le génie de Bach
a su tirer de ces divers éléments tantôt séparés, tantôt réunis dans une
formidable explosion. Sa puissance évocatrice est telle que l’on croit par
moments assister à la tragédie. Le caractère archaïque des récits, la naïveté
même de certains, la justesse extraordinaire des exclamations arrachées au
populaire qui souligne les péripéties du drame, la gravité touchante des
chorals écrits dans la forme simple et majestueuse que Glück et Mozart
devaient adopter plus tard, — tout dans cet admirable ouvrage donne l’idée
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hommes que les spécialistes seuls connaissent autrement que de nom. La
vraie puissance ne va pas, d’ailleurs, sans une certaine austérité déconcer-
tante pour la masse qui cherche avant tout dans l’art une récréation. La
musique de Bach manque de gaieté, c’est incontestable, mais nous ne ferons
pas d’autre concession; toutes les autres vertus, elle les a ; nul n’est plus
pathétique, plus-émouvant, plus suggestif que Bach : il fouille les recoins les
plus secrets de l’âme et la transporte dans des régions inexplorées avant lui
et que nul n’a pénétrées plus avant. Aussi, quand on est parvenu à l’aimer,
on l’adore, et jamais on ne se rebute à le suivre où il veut vous mener ; ces
formidables barrières de la fugue et du contrepoint dont il entoure sa pen-
sée, on les franchit avec lui sans aucune fatigue, guidés par la flamme con-
ductrice qui jamais ne s’éteint en lui. Que ceux qui ne comprennent pas
trouvent cela ennuyeux, nous n’en sommes pas surpris, mais il n’est pas
permis, en parlant de Bach, de sourire comme on le fait des innombrables
pédants, ergoteurs lyriques sans cervelle et sans cœur, qui nous ont gâté la
mémoire du maître en se prétendant ses élèves et les continuateurs de sa
manière.
La Passion selon saint Mathieu est le chef-d’œuvre de Bach ; en Alle-
magne et en Angleterre, cela se dit couramment parce que l’on a souvent la
posssibilité d’entendre l’ouvrage; en France, nous devions nous contenter
d’accepter comme vraie l’opinion de nos voisins, n’étant pas à même de la
contrôler de auditu. Il y a bien eu quelques essais d’acclimater l’œuvre
parmi nous : Pasdeloup, dont le nom reste attaché aux plus nobles tenta-
tives qui aient été faites pour relever le goût musical en France, fit exécuter
en 1868, au Panthéon, des fragments de la Passion; M. Lamoureux en donna
une audition encore incomplète en 1874, au Cirque d’Été, mais l’effet ne
répondit pas aux justes espérances de ces éminents chefs d’orchestre. Le
public n’était pas encore mûr pour apprécier de pareils ouvrages. Cette
maturité lui est venue depuis, si l’on en juge par le succès que l’oratorio de
Bach vient d’obtenir au Conservatoire; et ce sera l’honneur d’une société
d’amateurs, la Concordia, d’avoir fait applaudir enfin, comme il le mérite,
un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art musical.
Le livret de la Passion est fait des chapitres xxvi et xxvn de l’Évangile
de saint Mathieu et des commentaires que le déroulement de la divine tra-
gédie inspire aux bienheureux et aux fidèles. Le récit de l’Évangéliste, les
paroles du Christ, des apôtres, des Juifs, de Pilate alternent avec les airs
ou les chœurs des chrétiens et des élus du Seigneur qui forment deux
groupes distincts : dans les moments solennels les chorals liturgiques, dont
la plupart remontent à Luther, font entendre la voix de l’Église. On ne sau-
rait donner par la parole une idée du parti prodigieux que le génie de Bach
a su tirer de ces divers éléments tantôt séparés, tantôt réunis dans une
formidable explosion. Sa puissance évocatrice est telle que l’on croit par
moments assister à la tragédie. Le caractère archaïque des récits, la naïveté
même de certains, la justesse extraordinaire des exclamations arrachées au
populaire qui souligne les péripéties du drame, la gravité touchante des
chorals écrits dans la forme simple et majestueuse que Glück et Mozart
devaient adopter plus tard, — tout dans cet admirable ouvrage donne l’idée