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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rien à craindre que de ses imitateurs. Hélas! il en a déjà! Puisse-
t-il avoir la chance de ne pas voir grossir outre mesure leur troupeau !
M. Eugène Carrière a plus de peine à faire accepter sa vision parti-
culière des choses, et ceux-là mêmes qui admirent le plus la perfection
de son art et le profond sentiment humain, tendre et triste, qui
l’inspire, s’étonnent encore des brumes dans lesquelles il se plaît à
envelopper ses figures :
— On dirait, m’expliqua Saurel, qu’au lieu de regarder direc-
tement ses modèles, il les étudie dans une vitre où leurs colorations
se réduisent et se simplifient... Et c’est dangereux : dans trois ou
quatre ans, il sera la victime de son procédé, et le public sera las
de son nuage éternel et de ses deux couleurs...
Dans trois ou quatre ans, peut-être ; mais en attendant, les
portraits de M. Carrière prennent rang parmi les plus suggestifs et
les plus humains qu’on ait jamais peints. 11 n’y a pas jusqu’à leur
brume, dont Saurel s’offusque, qui ne contribue à leur donner un sens
mystérieux et profond. Ce n’est pas à travers une vitre que l’artiste
regarde ses modèles, mais à travers son rêve : son rêve flotte autour
d’eux, les caresse de sa mélancolie, les baigne de tendresse, les
évoque et les transcrit dans l’atmosphère que leur fait leur âme et la
sienne. Un azfl pareil, aussi complet, tout intuitif, arrive à son heure,
comme une protestation définitive contre le réalisme de la veille. Je
ne sais s’il lassera le public, comme Saurel en est convaincu; il me
semble plutôt qu’il rendra impossible le lourd portrait exact et plat,
qui triomphe encore par le nombre, et la recherche des effets d’étoffes
à couleurs voyantes, comme celles qu’affectionne M. Carolus Duran.
Quand M. Carrière n’aurait d’autre mérite — et c’est peut-être là le
moindre des siens — que d’avoir prouvé qu’on peut être un grand
coloriste sans rechercher l’éclat des couleurs crues, sans forcer les
bonnes gens à se munir de lunettes à verre brûlé pour venir au
Salon, il aurait droit à toute notre reconnaissance. Mais nous lui
devons mieux et plus encore; nous lui devons tout l’au delà qu’il a
introduit dans les formes, nous lui devons de nous avoir montré des
âmes. M. Carrière comprend cet art suprême du portrait, qu’il tente
d’élargir, comme les vrais maîtres l’ont toujours compris; il dirige
son effort sur ce qu’il y a d’essentiel dans l’être humain, non sur
l’accessoire auquel on n’a donné que trop d’importance ; il sait que
nous sommes faits, non de l’étoffe dont nous habillent tailleurs et
couturiers, mais, comme disait Shakespeare, de l’étoffe de nos rêves;
et il le montre; et il ne faut point s’étonner que, pour le mieux
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
rien à craindre que de ses imitateurs. Hélas! il en a déjà! Puisse-
t-il avoir la chance de ne pas voir grossir outre mesure leur troupeau !
M. Eugène Carrière a plus de peine à faire accepter sa vision parti-
culière des choses, et ceux-là mêmes qui admirent le plus la perfection
de son art et le profond sentiment humain, tendre et triste, qui
l’inspire, s’étonnent encore des brumes dans lesquelles il se plaît à
envelopper ses figures :
— On dirait, m’expliqua Saurel, qu’au lieu de regarder direc-
tement ses modèles, il les étudie dans une vitre où leurs colorations
se réduisent et se simplifient... Et c’est dangereux : dans trois ou
quatre ans, il sera la victime de son procédé, et le public sera las
de son nuage éternel et de ses deux couleurs...
Dans trois ou quatre ans, peut-être ; mais en attendant, les
portraits de M. Carrière prennent rang parmi les plus suggestifs et
les plus humains qu’on ait jamais peints. 11 n’y a pas jusqu’à leur
brume, dont Saurel s’offusque, qui ne contribue à leur donner un sens
mystérieux et profond. Ce n’est pas à travers une vitre que l’artiste
regarde ses modèles, mais à travers son rêve : son rêve flotte autour
d’eux, les caresse de sa mélancolie, les baigne de tendresse, les
évoque et les transcrit dans l’atmosphère que leur fait leur âme et la
sienne. Un azfl pareil, aussi complet, tout intuitif, arrive à son heure,
comme une protestation définitive contre le réalisme de la veille. Je
ne sais s’il lassera le public, comme Saurel en est convaincu; il me
semble plutôt qu’il rendra impossible le lourd portrait exact et plat,
qui triomphe encore par le nombre, et la recherche des effets d’étoffes
à couleurs voyantes, comme celles qu’affectionne M. Carolus Duran.
Quand M. Carrière n’aurait d’autre mérite — et c’est peut-être là le
moindre des siens — que d’avoir prouvé qu’on peut être un grand
coloriste sans rechercher l’éclat des couleurs crues, sans forcer les
bonnes gens à se munir de lunettes à verre brûlé pour venir au
Salon, il aurait droit à toute notre reconnaissance. Mais nous lui
devons mieux et plus encore; nous lui devons tout l’au delà qu’il a
introduit dans les formes, nous lui devons de nous avoir montré des
âmes. M. Carrière comprend cet art suprême du portrait, qu’il tente
d’élargir, comme les vrais maîtres l’ont toujours compris; il dirige
son effort sur ce qu’il y a d’essentiel dans l’être humain, non sur
l’accessoire auquel on n’a donné que trop d’importance ; il sait que
nous sommes faits, non de l’étoffe dont nous habillent tailleurs et
couturiers, mais, comme disait Shakespeare, de l’étoffe de nos rêves;
et il le montre; et il ne faut point s’étonner que, pour le mieux