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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 3. Pér. 6.1891

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Nr. 1
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Rod, Édouard: Les salons de 1891 au Champ-de-Mars et aux Champs-Élysées, 2
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https://doi.org/10.11588/diglit.24450#0023

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LES SALONS DE 1891.

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montrer, il se contente de colorations simplifiées comme il se
contente de motifs simples. Du reste, dans ce cadre d’art volontai-
rement restreint, il est en continuels progrès sur lui-même. Je ne
crois pas que, dans l’exposition générale de son œuvre qu’on pouvait
visiter au moment où s’ouvrait le Champ-de-Mars, il y eût rien de
comparable à ses magnifiques portraits d'Alphonse Daudet ou de
Verlaine. Il est impossible, je crois, de mieux saisir et de mieux
rendre le mystère intérieur que recèlent deux physionomies. Par
delà les traits, par delà le teint, par delà les yeux, M. Carrière pénètre
jusqu’à l’être intime, et c’est cet être-là, avec tout ce qu’il a d’insaisis-
sable, d’inexpliqué, de complexe et de contradictoire, qu’il parvient
à fixer sur ses toiles. Une émotion vous prend à la gorge, devant ces
âmes ainsi directement évoquées, dont le tragique et la douleur
jaillissent avec une éloquence de larmes, et qui, une fois vues, vous
hanteront à jamais, tant l’artiste en a su graver profondément en
vous l’inoubliable impression.

Il y a, me semble-t-il, une sorte de ressemblance, ou plutôt une
correspondance, comme auraient dit les vieux mystiques, entre les
portraits de M. Carrière et les paysages de M. Cazin. Nous restons,
si j’ose m’exprimer ainsi, dans la peinture subjective. Ce ne sont
pas les aspects extérieurs de la nature que recherche M. Cazin :
il en pénètre plus profondément les secrets, surtout, il lui demande
d’éveiller en lui certaines chères impressions, qu’il écoute, qu’il
recueille et qu’il peint. Regardez, je vous en prie, sa Route de
Flandre, sa Digue en Hollande, son Minuit, son Arc-en-ciel de lune :
ce sont des maisons, des coins de ciel, de l’eau, des reflets, de
longs chemins vides où tremblotent des ombres d’arbres grêles,
ce qu’on peut voir de plus simple, de plus habituel autour de soi.
Mais voici que, de ces humbles motifs, de ces simples choses, se
dégage une ample poésie, sans qu’il soit possible d’expliquer com-
ment. Ce ne sont plus des fragments de nature que nous avons
sous les yeux, c’est le calme, c’est le silence, c’est la paix, c’est
le rêve qui va se perdre dans les choses, c’est l’union de notre
àme avec l’àme du monde, c’est l’humanité que nous avons partout
introduite. Etrange puissance du poète! Dans ces petites toiles où
il n’y a nul personnage, c’est l’homme qu’on retrouve et qu’on
suit ! Il dort dans ces maisons closes et silencieuses, sa pensée
emplit ces grands ciels vides que la nuit étoile; et involontairement,
dans le recueillement ému qui vous gagne, on se répète les beaux
vers d’Alfred de Vigny :
 
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