LES SALONS DE 1891.
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rière lui une œuvre déjà considérable, et dont certains morceaux
l’auraient, je crois, imposé à l’attention du public français tout
autrement que son Sommeil.
Le Sommeil est donc, je le répète, la seule toile réaliste, dans le
sens combatif que ce mot avait il y a dix ans, qu’on trouve au
Champ-de-Mars. Il ne faudrait pas en conclure que la peinture
d’observation soit en train de disparaître. Tant s’en faut ; et elle a
produit, cette année comme les autres, quelques œuvres tout à fait
remarquables, quoique sans violence. Je citerai d’abord, dans cet
ordre-là, les Conscrits, de M. Dagnan-Bouveret. On y retrouve, avec
encore plus de liberté et d’ampleur dans la facture les rares qualités
qu’on avait admirées l’an dernier dans le Pardon; on ne saurait trop
louer la conscience et la netteté avec lesquelles sont exécutées les
figures des cinq jeunes paysans qui marchent en ligne, bras dessus
bras dessous, derrière le drapeau. Saurel s’extasie ; il déclare que
c’est un morceau capital, le chef-d’œuvre du Salon, peut-être, et beau-
coup de peintres pensent comme lui. Ils doivent avoir raison, cepen-
dant, je reste froid, je fais remarquer à mon ami que l’épisode est
de peu d’intérêt, les tons durs et désagréables dans leur exacti-
tude, la composition écrasée, sans espace, sans...
— Taisez-vous! dit-il, on va voir percer le bout de vos longues
oreilles. Si vous étiez peintre, vous trouveriez cela superbe, simple-
ment !...
En regardant beaucoup, mes yeux s’accoutument aux couleurs
qui m’avaient choqué, pénétrant le sens du dessin qui me parais-
sait d’une riche perfection et d’un grand effet, je comprends que les
Conscrits sont une œuvre profondément sincère, robuste et puissante.
Mais il m’a fallu trop de peine pour y arriver : je la classe parmi les
œuvres que j’admire sans les aimer.
D’égales qualités d’observation, sinon d’exécution, se retrouvent
dans les deux grandes toiles deM. A. Binet : Une gare de chemin de fer,
et la Sortie (siège de 1870). Le groupement des personnages, leurs
mouvements, leurs allures, leurs gestes, sont pris sur le vif, comme
s’ils s’étaient photographiés dans un œil sagace. Le choix des épisodes
montreque cet œil estconduitparune intelligence : il y a dans la Sortie
un bohème en redingote râpée qui lève son chapeau graisseux avec un
geste d’enthousiasme, un chien perdu aux allures inquiètes, un artil-
leur qui examine la ferrure de son cheval, qui sont de véritables trou-
vailles. Il y a, dans l’une et l’autre œuvre, une entente remarquable
de l’agencement général, qui fait que l’ensemble ne se trouve sacrifié
VI. — 3e PÉRIODE. 3
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rière lui une œuvre déjà considérable, et dont certains morceaux
l’auraient, je crois, imposé à l’attention du public français tout
autrement que son Sommeil.
Le Sommeil est donc, je le répète, la seule toile réaliste, dans le
sens combatif que ce mot avait il y a dix ans, qu’on trouve au
Champ-de-Mars. Il ne faudrait pas en conclure que la peinture
d’observation soit en train de disparaître. Tant s’en faut ; et elle a
produit, cette année comme les autres, quelques œuvres tout à fait
remarquables, quoique sans violence. Je citerai d’abord, dans cet
ordre-là, les Conscrits, de M. Dagnan-Bouveret. On y retrouve, avec
encore plus de liberté et d’ampleur dans la facture les rares qualités
qu’on avait admirées l’an dernier dans le Pardon; on ne saurait trop
louer la conscience et la netteté avec lesquelles sont exécutées les
figures des cinq jeunes paysans qui marchent en ligne, bras dessus
bras dessous, derrière le drapeau. Saurel s’extasie ; il déclare que
c’est un morceau capital, le chef-d’œuvre du Salon, peut-être, et beau-
coup de peintres pensent comme lui. Ils doivent avoir raison, cepen-
dant, je reste froid, je fais remarquer à mon ami que l’épisode est
de peu d’intérêt, les tons durs et désagréables dans leur exacti-
tude, la composition écrasée, sans espace, sans...
— Taisez-vous! dit-il, on va voir percer le bout de vos longues
oreilles. Si vous étiez peintre, vous trouveriez cela superbe, simple-
ment !...
En regardant beaucoup, mes yeux s’accoutument aux couleurs
qui m’avaient choqué, pénétrant le sens du dessin qui me parais-
sait d’une riche perfection et d’un grand effet, je comprends que les
Conscrits sont une œuvre profondément sincère, robuste et puissante.
Mais il m’a fallu trop de peine pour y arriver : je la classe parmi les
œuvres que j’admire sans les aimer.
D’égales qualités d’observation, sinon d’exécution, se retrouvent
dans les deux grandes toiles deM. A. Binet : Une gare de chemin de fer,
et la Sortie (siège de 1870). Le groupement des personnages, leurs
mouvements, leurs allures, leurs gestes, sont pris sur le vif, comme
s’ils s’étaient photographiés dans un œil sagace. Le choix des épisodes
montreque cet œil estconduitparune intelligence : il y a dans la Sortie
un bohème en redingote râpée qui lève son chapeau graisseux avec un
geste d’enthousiasme, un chien perdu aux allures inquiètes, un artil-
leur qui examine la ferrure de son cheval, qui sont de véritables trou-
vailles. Il y a, dans l’une et l’autre œuvre, une entente remarquable
de l’agencement général, qui fait que l’ensemble ne se trouve sacrifié
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