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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Ce choix d’une gamme sombre, qui correspond très certainement
à la nuance propre de son imagination, fut aussi, chez M. Emile
Bernard, le signe d’un retour à des méthodes abandonnées par les
symbolistes autant que par les impressionnistes: le clair-obscur, le
modelé. Devant les chefs-d’œuvre du passé, il se demanda par
quelle outrecuidance, pour quel problématique avantage, nous, ché-
tifs, nous priverions de moyens d’expression dont l’efficacité a fait
ses preuves durant la période la plus glorieuse de l’art. Ce serait
ressembler à un pianiste qui, avant de jouer en public une sonate
très difficile, se couperait un doigt sous prétexte de donner plus de
force et d’agilité aux autres. « L’art », dit M. Emile Bernard1, « re-
pose sur des abstractions inéluctables qui sont les conditions de sa
vie et de sa santé : la ligne, le contour, les valeurs, la couleur,
autant de personnes de sa divinité qu’on ne peut nier sans engendrer
des hérésies mortelles pour lui et pour leurs sectateurs. »
Il eut ainsi le courage de prendre position contre les opinions
les mieux acceptées et choyées même par les bons esprits de son
temps, et en particulier contre les trois préjugés triomphants de
la peinture claire, de la modernité, de la personnalité.
Le beau est un plus noble objet de nos efforts, et d’ailleurs
plus difficile, que l’original. La poursuite du singulier, du rare,
de l'inédit, alliée à la recherche des inventions techniques, amène
presque fatalement l’artiste à la déformation arbitraire et, par la
même conséquence, l’éloigne du beau.
Même dans certaines de nos plus récentes admirations, il y a
quelque chose d’artificiel et de peu salubre. Quand nous préférons à
tout les Primitifs et aussi les Japonais, si loin de nous, si impéné-
trables à notre intelligence, si étrangers à nos besoins, ce qui nous
sauve, c’est précisément que nous ne les comprenons pas. Dans une
circonstance choisie, un tel engouement put agir à la façon de certains
remèdes, qui sont proprement inassimilables et qui, cependant,
injectés à faibles doses, produisent sur un organisme fatigué l’effet
d’un utile excitant. L’art actuel, appuyé sur la pure sensation,
c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus individuel et de moins commu-
nicable, souffre d'une délicatesse excessive et d’une sorte de fragilité.
C’est à des maîtres plus sûrs, plus forts et plus complets que nous
devons demander des leçons. Notre intérêt psychologique et histo-
rique pour les problèmes de l’évolution, pour l’archaïsme et
1. Lettres de Vincent van Gogh à Émile Bernard, préface, p. 33.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Ce choix d’une gamme sombre, qui correspond très certainement
à la nuance propre de son imagination, fut aussi, chez M. Emile
Bernard, le signe d’un retour à des méthodes abandonnées par les
symbolistes autant que par les impressionnistes: le clair-obscur, le
modelé. Devant les chefs-d’œuvre du passé, il se demanda par
quelle outrecuidance, pour quel problématique avantage, nous, ché-
tifs, nous priverions de moyens d’expression dont l’efficacité a fait
ses preuves durant la période la plus glorieuse de l’art. Ce serait
ressembler à un pianiste qui, avant de jouer en public une sonate
très difficile, se couperait un doigt sous prétexte de donner plus de
force et d’agilité aux autres. « L’art », dit M. Emile Bernard1, « re-
pose sur des abstractions inéluctables qui sont les conditions de sa
vie et de sa santé : la ligne, le contour, les valeurs, la couleur,
autant de personnes de sa divinité qu’on ne peut nier sans engendrer
des hérésies mortelles pour lui et pour leurs sectateurs. »
Il eut ainsi le courage de prendre position contre les opinions
les mieux acceptées et choyées même par les bons esprits de son
temps, et en particulier contre les trois préjugés triomphants de
la peinture claire, de la modernité, de la personnalité.
Le beau est un plus noble objet de nos efforts, et d’ailleurs
plus difficile, que l’original. La poursuite du singulier, du rare,
de l'inédit, alliée à la recherche des inventions techniques, amène
presque fatalement l’artiste à la déformation arbitraire et, par la
même conséquence, l’éloigne du beau.
Même dans certaines de nos plus récentes admirations, il y a
quelque chose d’artificiel et de peu salubre. Quand nous préférons à
tout les Primitifs et aussi les Japonais, si loin de nous, si impéné-
trables à notre intelligence, si étrangers à nos besoins, ce qui nous
sauve, c’est précisément que nous ne les comprenons pas. Dans une
circonstance choisie, un tel engouement put agir à la façon de certains
remèdes, qui sont proprement inassimilables et qui, cependant,
injectés à faibles doses, produisent sur un organisme fatigué l’effet
d’un utile excitant. L’art actuel, appuyé sur la pure sensation,
c’est-à-dire sur ce qu’il y a de plus individuel et de moins commu-
nicable, souffre d'une délicatesse excessive et d’une sorte de fragilité.
C’est à des maîtres plus sûrs, plus forts et plus complets que nous
devons demander des leçons. Notre intérêt psychologique et histo-
rique pour les problèmes de l’évolution, pour l’archaïsme et
1. Lettres de Vincent van Gogh à Émile Bernard, préface, p. 33.