GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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dissant morceau de peinture qui trahit le pinceau même du vieux maître.
C’est, en plus, un morceau capital par la place centrale qu’il devait occuper
sur l’immense surface murale.
Pour bien sentir la puissance de l’œuvre et de son créateur, on ne saurait
trop se représenter que c’est à la fin de sa vie, alors que d’autres auraient
légitimement aspiré au repos, que le Tintoret entreprend de peindre l’innom-
brable phalange des Elus. Kidolfi nous dit, en effet, qu’il en reçut la commande
après la mort de Paul Véronèse, qui avait d’abord été chargé de cet énorme
travail en collaboration avec Francesco Bassano. C’est donc au plus tôt en
i588. Il n’y a aucune raison pour douter du renseignement de Ridolfi, trop
bien placé auprès de la famille du grand peintre pour ignorer des circons-
tances qui avaient dû être d’ailleurs de notoriété publique à Venise et ne
pouvaient être oubliées dans son entourage. Le Tintoret aurait eu alors
soixante-dix ans, si l’on accepte pour sa naissance, en l’absence de l’acte de
baptême détruit, la date de 1518 ; il aurait eu même soixante-seize ans, s’il
est né en i5i2, comme le veut Ridolfi et comme je serais, pour ma part,
enclin à le croire.
Le Tintoret a donc pu commencer en 1588 à exécuter cette toile déme-
surée. Il y a peut-être pensé auparavant et donné déjà carrière à son inspira-
tion dans des dessins ou des études peintes, hanté comme il l’était par le
désir de réaliser cette grande œuvre. Madrazo1 date approximativement de
1687 une leRre de Hieronimo Lippomano, qui était alors ambassadeur de la
République de Venise à Madrid, par laquelle nous apprenons que le Tintoret
préparait à ce moment-là pour le roi d’Espagne Philippe II une esquisse du
Paradis. La date ne semble d’ailleurs pas certaine, mais il n’y aurait aucune
impossibilité à ce que le peintre eût été dès lors dans la gestation de son projet.
Nous allons voir cependant ce qu’il faut penser de l’esquisse du Prado2.
Si l’on compare l'esquisse peinte du Louvre et celle du Prado, on
remarque que toutes deux, de même que l’œuvre définitive, détachent, sur
le grouillement anonyme de la multitude céleste, trois cercles concentriques
de Bienheureux plus marqués, suspendus comme des guirlandes autour du
rayonnement divin, et qui affirment immédiatement non seulement la
volonté de la composition et le parti décoratif nécessaire de cet immense
revêtement mural, mais aussi une sorte de rythme en accord avec ces chœurs
de l’Empyrée. Cette idée harmonique, qui se retrouve à travers les stades
1. Pedro de Madrazo, Via je artistico de très siglos por las colleciones de cuadros de los
reyes de Espaiïa ; Barcelone, 188/4.
2. Cette esquisse, bien que promise à Philippe II, ne lui fut jamais envoyée, on ne sait
pour quelles raisons. Il fallut attendre que Velâzquez l’achetât à A enise pour le roi
Philippe IV, pendant son second voyage en Italie.
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dissant morceau de peinture qui trahit le pinceau même du vieux maître.
C’est, en plus, un morceau capital par la place centrale qu’il devait occuper
sur l’immense surface murale.
Pour bien sentir la puissance de l’œuvre et de son créateur, on ne saurait
trop se représenter que c’est à la fin de sa vie, alors que d’autres auraient
légitimement aspiré au repos, que le Tintoret entreprend de peindre l’innom-
brable phalange des Elus. Kidolfi nous dit, en effet, qu’il en reçut la commande
après la mort de Paul Véronèse, qui avait d’abord été chargé de cet énorme
travail en collaboration avec Francesco Bassano. C’est donc au plus tôt en
i588. Il n’y a aucune raison pour douter du renseignement de Ridolfi, trop
bien placé auprès de la famille du grand peintre pour ignorer des circons-
tances qui avaient dû être d’ailleurs de notoriété publique à Venise et ne
pouvaient être oubliées dans son entourage. Le Tintoret aurait eu alors
soixante-dix ans, si l’on accepte pour sa naissance, en l’absence de l’acte de
baptême détruit, la date de 1518 ; il aurait eu même soixante-seize ans, s’il
est né en i5i2, comme le veut Ridolfi et comme je serais, pour ma part,
enclin à le croire.
Le Tintoret a donc pu commencer en 1588 à exécuter cette toile déme-
surée. Il y a peut-être pensé auparavant et donné déjà carrière à son inspira-
tion dans des dessins ou des études peintes, hanté comme il l’était par le
désir de réaliser cette grande œuvre. Madrazo1 date approximativement de
1687 une leRre de Hieronimo Lippomano, qui était alors ambassadeur de la
République de Venise à Madrid, par laquelle nous apprenons que le Tintoret
préparait à ce moment-là pour le roi d’Espagne Philippe II une esquisse du
Paradis. La date ne semble d’ailleurs pas certaine, mais il n’y aurait aucune
impossibilité à ce que le peintre eût été dès lors dans la gestation de son projet.
Nous allons voir cependant ce qu’il faut penser de l’esquisse du Prado2.
Si l’on compare l'esquisse peinte du Louvre et celle du Prado, on
remarque que toutes deux, de même que l’œuvre définitive, détachent, sur
le grouillement anonyme de la multitude céleste, trois cercles concentriques
de Bienheureux plus marqués, suspendus comme des guirlandes autour du
rayonnement divin, et qui affirment immédiatement non seulement la
volonté de la composition et le parti décoratif nécessaire de cet immense
revêtement mural, mais aussi une sorte de rythme en accord avec ces chœurs
de l’Empyrée. Cette idée harmonique, qui se retrouve à travers les stades
1. Pedro de Madrazo, Via je artistico de très siglos por las colleciones de cuadros de los
reyes de Espaiïa ; Barcelone, 188/4.
2. Cette esquisse, bien que promise à Philippe II, ne lui fut jamais envoyée, on ne sait
pour quelles raisons. Il fallut attendre que Velâzquez l’achetât à A enise pour le roi
Philippe IV, pendant son second voyage en Italie.