LA PEINTURE ORIENTALISTE.
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des Occidentaux. Les relations diplomatiques étaient sanctionnées
par des échanges de cadeaux: les ambassades rapportaient des légen-
daires échelles des documents superficiels; les villes commerciales,
telles que Gênes et Yenise, établissaient hardiment des comptoirs sur
les minuscules concessions que leur octroyaient les pachas; mais les
terres de l’Islam n’étaient que rarement souillées par les pas d’un
infidèle. Les Croisades n’avaient laissé aucune trace durable, et les
Croisés n’avaient rapporté que des souvenirs bien naïfs des pays
d’Outre-mer. Le bon sire de Joinville parle du Nil et de «Babiloine»
avec une adorable puérilité; il ne comprend rien à l’aristocratie
orientale, à la vie des nomades, et ne garde de ses voyages péril-
leux que l’habitude de nouer à son casque une écharpe; les
comtes de Tripoli, les Templiers francisèrent autant qu’ils purent la
Syrie; mais ils s’y établirent sans esprit de retour et n’en revinrent
point, en effet, avec le moindre renseignement précis. Le Sarrasinois
et le Barbaresque étaient des objets d’effroi; le Maure d’Espagne et
de Sicile un objet de répulsion ; et l’écho de cette antique terreur,
venu jusqu’à nous avec le fracas des bombardements des flottes
chrétiennes, contribuait au prestige de l’Orient intangible. Les seuls
musulmans que l'on osât regarder sans peur en face étaient ceux
qui ramaient sur les galères des rois très chrétiens et des souverains
pontifes à Toulon, à Ostie.
L’expédition d’Egypte et la campagne de Syrie portèrent plus de
fruits; un coin s'enfonça dans l’Islam. Associant la science à l’entre-
prise, Bonaparte, membre de l’Institut, emmenait avec lui des
savants et des dessinateurs dont l’esprit positif de recherche et
d'observation était à l’abri derrière les baïonnettes des grenadiers
français. La cavalerie des nomades, les corps des janissaires et des
mameluks frappèrent alors leurs adversaires non plus de peur mais
d’admiration, et ce sentiment alla jusqu’à teinter fortement la litté-
rature, la mode, le théâtre. L’Orient, ébranlé politiquement, restait
mystérieux et devenait héroïque. Mais ce mouvement fut décuplé
par la guerre de l’Indépendance grecque. Ce fut le temps des derniers
grands enthousiasmes poussés, pour ainsi dire, jusqu’au lyrisme
artistique. Dans la poésie, dans la littérature, dans la peinture,
s’accentue un exotisme imprécis d’une imprécision excusable, car
elle ne manque pas de grandeur.
Jusqu’alors, la peinture n’avait presque rien tiré d’exact de
l’Orient.
Carpaccio (qui était presque un oriental) et surtout Jean Bellin
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des Occidentaux. Les relations diplomatiques étaient sanctionnées
par des échanges de cadeaux: les ambassades rapportaient des légen-
daires échelles des documents superficiels; les villes commerciales,
telles que Gênes et Yenise, établissaient hardiment des comptoirs sur
les minuscules concessions que leur octroyaient les pachas; mais les
terres de l’Islam n’étaient que rarement souillées par les pas d’un
infidèle. Les Croisades n’avaient laissé aucune trace durable, et les
Croisés n’avaient rapporté que des souvenirs bien naïfs des pays
d’Outre-mer. Le bon sire de Joinville parle du Nil et de «Babiloine»
avec une adorable puérilité; il ne comprend rien à l’aristocratie
orientale, à la vie des nomades, et ne garde de ses voyages péril-
leux que l’habitude de nouer à son casque une écharpe; les
comtes de Tripoli, les Templiers francisèrent autant qu’ils purent la
Syrie; mais ils s’y établirent sans esprit de retour et n’en revinrent
point, en effet, avec le moindre renseignement précis. Le Sarrasinois
et le Barbaresque étaient des objets d’effroi; le Maure d’Espagne et
de Sicile un objet de répulsion ; et l’écho de cette antique terreur,
venu jusqu’à nous avec le fracas des bombardements des flottes
chrétiennes, contribuait au prestige de l’Orient intangible. Les seuls
musulmans que l'on osât regarder sans peur en face étaient ceux
qui ramaient sur les galères des rois très chrétiens et des souverains
pontifes à Toulon, à Ostie.
L’expédition d’Egypte et la campagne de Syrie portèrent plus de
fruits; un coin s'enfonça dans l’Islam. Associant la science à l’entre-
prise, Bonaparte, membre de l’Institut, emmenait avec lui des
savants et des dessinateurs dont l’esprit positif de recherche et
d'observation était à l’abri derrière les baïonnettes des grenadiers
français. La cavalerie des nomades, les corps des janissaires et des
mameluks frappèrent alors leurs adversaires non plus de peur mais
d’admiration, et ce sentiment alla jusqu’à teinter fortement la litté-
rature, la mode, le théâtre. L’Orient, ébranlé politiquement, restait
mystérieux et devenait héroïque. Mais ce mouvement fut décuplé
par la guerre de l’Indépendance grecque. Ce fut le temps des derniers
grands enthousiasmes poussés, pour ainsi dire, jusqu’au lyrisme
artistique. Dans la poésie, dans la littérature, dans la peinture,
s’accentue un exotisme imprécis d’une imprécision excusable, car
elle ne manque pas de grandeur.
Jusqu’alors, la peinture n’avait presque rien tiré d’exact de
l’Orient.
Carpaccio (qui était presque un oriental) et surtout Jean Bellin