186
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
l’égard du petit accident éphémère que nous sommes, nous, nos aven-
tures et nos passions; ce n’est plus ici l’homme roi, juché au som-
met des trois règnes, comme sur un trône à mille marches ; c’est
l’homme Petit Poucet, perdu dans l’infini et l’éternel, sans môme
avoir sa poche pleine de cailloux blancs pour se retrouver. Et la
nature elle-même n’est pas découpée en petits rectangles qui s’en-
cadrent spontanément dans des panneaux préparés. Cazin nous
montre un morceau d’une route qui traverse en diagonale son
cadre et se continue hors du cadre ; des maisons s’alignent sur la
gauche ; un couvreur raccommode un toit ; une femme passe en
poussant une brouette ; point de groupe, point de milieu. Ailleurs,
une croupe de colline herbue monte tout d’un côté; des échaliers la
chevauchent à tort et à travers ; point de milieu, point d’ordre, nulle
logique. Un aperçu, une notation prise, en passant, en un certain
endroit, à une certaine heure, rien de plus.
C’est que Cazin a son système de composition à lui, non pas
architecturale, mais musicale. L’unité du spectacle qu'il nous offre
est dans l’assortiment et la subordination réciproque des tons ; il les
voit variés, comme ils sont, et il les harmonise. Reculez-vous d’une
de ces toiles, vous apercevez comme tout chante bien ensemble ; tout
à l’heure, à l’analyse, il vous paraissait que la composition s’en
allait par morceaux; à présent, pour l’œil, elle se tient. Une nécessité
d’un certain ordre, qui n’est pas logique, mais esthétique, et perçue
intuitivement, relie le cobalt sombre de ce ciel où quelques étoiles
commcncenl à poindre au rouge mouillé de ces luiles et au noir gras
de ces pins... Vous ne pouvez les dissocier, sans que chaque élément
perde la qualité de sensation que vous lui croyez inhérente : et de
leur combinaison subtile, parfaitement équilibrée, ressort une cer-
taine sensation totale, qui est l’objet même du tableau.
La recherche de cette sensation totale, avec ses composantes et
la formule de leur accord, était la tache par laquelle Cazin commen-
çait toujours. Quand un site, contemplé sous un certain angle, à un
certain moment, l’avait ému, il s’empressait de noter les correspon-
dances des tons, avec leurs valeurs relatives. Sur une feuille de
carnet, il prenait au crayon quelques indications intelligibles pour
lui seul : bleu 2, violet 4, rose 1, etc. Ap rès quoi le schéma de son
tableau était fait. On conçoit qu’il pouvait garder en portefeuille des
sensations extrêmement fugitives, comme celles que donne un rayon
vile éteint, qui filtre entre deux nuages ; il s’était même exercé à
retenir de mémoire ces notations de valeurs, et il le fallait bien
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
l’égard du petit accident éphémère que nous sommes, nous, nos aven-
tures et nos passions; ce n’est plus ici l’homme roi, juché au som-
met des trois règnes, comme sur un trône à mille marches ; c’est
l’homme Petit Poucet, perdu dans l’infini et l’éternel, sans môme
avoir sa poche pleine de cailloux blancs pour se retrouver. Et la
nature elle-même n’est pas découpée en petits rectangles qui s’en-
cadrent spontanément dans des panneaux préparés. Cazin nous
montre un morceau d’une route qui traverse en diagonale son
cadre et se continue hors du cadre ; des maisons s’alignent sur la
gauche ; un couvreur raccommode un toit ; une femme passe en
poussant une brouette ; point de groupe, point de milieu. Ailleurs,
une croupe de colline herbue monte tout d’un côté; des échaliers la
chevauchent à tort et à travers ; point de milieu, point d’ordre, nulle
logique. Un aperçu, une notation prise, en passant, en un certain
endroit, à une certaine heure, rien de plus.
C’est que Cazin a son système de composition à lui, non pas
architecturale, mais musicale. L’unité du spectacle qu'il nous offre
est dans l’assortiment et la subordination réciproque des tons ; il les
voit variés, comme ils sont, et il les harmonise. Reculez-vous d’une
de ces toiles, vous apercevez comme tout chante bien ensemble ; tout
à l’heure, à l’analyse, il vous paraissait que la composition s’en
allait par morceaux; à présent, pour l’œil, elle se tient. Une nécessité
d’un certain ordre, qui n’est pas logique, mais esthétique, et perçue
intuitivement, relie le cobalt sombre de ce ciel où quelques étoiles
commcncenl à poindre au rouge mouillé de ces luiles et au noir gras
de ces pins... Vous ne pouvez les dissocier, sans que chaque élément
perde la qualité de sensation que vous lui croyez inhérente : et de
leur combinaison subtile, parfaitement équilibrée, ressort une cer-
taine sensation totale, qui est l’objet même du tableau.
La recherche de cette sensation totale, avec ses composantes et
la formule de leur accord, était la tache par laquelle Cazin commen-
çait toujours. Quand un site, contemplé sous un certain angle, à un
certain moment, l’avait ému, il s’empressait de noter les correspon-
dances des tons, avec leurs valeurs relatives. Sur une feuille de
carnet, il prenait au crayon quelques indications intelligibles pour
lui seul : bleu 2, violet 4, rose 1, etc. Ap rès quoi le schéma de son
tableau était fait. On conçoit qu’il pouvait garder en portefeuille des
sensations extrêmement fugitives, comme celles que donne un rayon
vile éteint, qui filtre entre deux nuages ; il s’était même exercé à
retenir de mémoire ces notations de valeurs, et il le fallait bien